samedi 14 septembre 2024

Cette fois-là (3)

— Madame Sonia Delorme?
— Oui, c’est moi…
— Nous ne nous sommes jamais rencontrés mais je crois que vous connaissez mon nom. Je suis Alexandre Jacopo.
— Monsieur Jacopo? Oui, bien sûr. J’ai pensé à vous. Je suis contente de vous voir. Je m’y attendais un peu.
— Je voudrais échanger quelques mots avec vous. M’autorisez-vous à vous offrir un verre, à moins que vous ne soyez pressée?
— Non, la journée a été longue, mais maintenant je suis tout à fait libre. Où voulez-vous aller?
Il l’attendait à l'entrée de l’immeuble, rue du Congrès. Il l’avait attendue longtemps. La pluie avait cessé. Bientôt, il ferait nuit. Elle a dit qu’il lui arrivait de boire un Martini, le soir, en quittant le cabinet, à la terrasse du Liber’Tea.
— Vous connaissez? C’est tout près d’ici.
Ils sont partis ensemble. Ils marchaient côte à côte. Lui, lourd, les mains dans les poches de son imperméable ouvert. Elle, légère, pas bien grande, vêtue d’un tailleur, avec un poncho noir glissé sous les anses de son sac. Les pieds dans des escarpins qui la faisaient trotter. Il y avait foule, mais ce n'était pas celle de l’avenue Borriglione. Les touristes fortunés sont plus grands que la moyenne des gens d’ici. Les hommes ne portent jamais de manteau, jamais d’imperméable, par tous les temps, seulement des chemises blanches au col ouvert. Ils ressemblent à des loups. Leurs femmes sont trop jeunes, trop minces, trop grandes, trop maquillées. On reconnaît les Russes à leurs lèvres refaites. À un moment, sans se tourner vers lui et sans élever la voix, elle a dit:
— Je suppose que vous avez appris la nouvelle?
— En effet.
— Romain Cardix a songé à vous écrire, et puis il ne l’a pas fait. Il le fera plus tard. Je crois comprendre qu’il vous invitera à déjeuner.
— Au Club Nautique?
— Oui, au Club Nautique.
Alexandre n’a pas commenté. Ils ont attendu d'être installés à la terrasse. Ils ont commandé des cocktails. Il lui a tendu son étui à cigarettes. Un étui en argent ciselé. Elle a souri en avançant la main, comme si elle le reconnaissait, mais elle n’a rien dit, et lui s’est souvenu seulement alors que c'était un cadeau de Pascale. Et il n’a rien dit non plus. Ils ont attendu encore d'être servis. Puis il a dit:
— Pendant les deux années où nous nous sommes vus, je ne pouvais en parler à personne, j'étais tenu au secret, et ce n'était pas facile. Puis, quand elle a mis fin à notre histoire, j’ai dû me taire encore. Et maintenant qu’elle est morte, c'est comme si notre histoire s'effaçait. C’est comme si rien ne s'était passé dans la réalité des choses. Et c’est comme si moi-même je risquais de me perdre. Romain Cardix a une existence réelle, ainsi que vous, ainsi que toutes les personnes qui se sont réunies pour assister aux funérailles. Tandis que moi, voulez-vous me dire qui je suis? C’est comme si je n’existais pas. Comme si, d’un instant à l’autre, je devais retourner aux ténèbres d’où je viens.
— Vous avez perdu le contact ou vous avez pu vous parler encore, je veux dire après votre séparation?
— Un jour, un soir, elle m’a appelé. Elle m’a longtemps parlé. Je la sentais très proche. Mais elle ne voulait pas revenir sur sa décision.
— Sa maladie s’est déclarée tout à coup. Nous avons su la gravité du diagnostic du jour au lendemain.
— Il y a tellement de choses que je voudrais savoir. Ses enfants étaient avec elle?
— Maud habite à Nice. Elle ne l’a pas quittée. Félix est rentré de Singapour au dernier moment. C'est lui, je crois, qui a le plus souffert.
Sonia a des mains courtes, les ongles coupés ras sans vernis coloré. Elle porte en tout cinq bagues en argent, qui évoquent l’Asie. Elle doit en posséder plusieurs autres encore, qu’elle garde dans une coupe en céramique, posée sur un meuble, dans laquelle elle fouille, le matin, vite, distraitement, au moment de partir. Sonia est d’une douzaine d'années plus jeune que ne l'était Pascale, ce qui lui fait à présent l'âge approximatif qu’avait Pascale quand ils se sont rencontrés. Et inévitablement, entre l’une et l’autre, Alexandre va trouver des ressemblances. Comme ces phénomènes d’écho qui se produisent avec le temps, entre l'élève et le maître.
Sonia dit: Et moi, comment m’avez-vous trouvée?
Alexandre répond: Pascale parlait souvent de vous. Elle me disait: “Si je ne me dépêche pas, Sonia va me gronder.”
— Vous deviez me maudire!
— Il vous arrivait assez souvent de l’appeler quand elle était avec moi, ou c'était elle qui vous appelait au moment de partir. Et puis un jour, alors que je l’attendais, j’ai reçu un message de vous m’indiquant qu'elle ne pourrait pas venir.
— Et ce message, vous l’avez retrouvé?
— Grâce à votre prénom. Seize ans plus tard, Google me l'a rendu avec votre photo.
— Prodige de la technique! Et maintenant, qu’attendez-vous de moi? Des dates, des anecdotes, des photos?
— Des dates. Je voudrais retrouver des dates. Rien que des dates. Cela me suffirait.
— Je comprends. Vous avez cherché et vous en avez retrouvé combien?
— Jusqu’à présent, zéro. Je n’en ai retrouvé aucune. Un scrupule stupide. Il m'aurait paru indécent de garder trace de nos rencontres.
— Pourquoi?
— Je ne sais pas… Parce que l’attitude m’aurait paru mesquine. J’aurais eu le sentiment de thésoriser sur la grâce de nos rencontres. Ou de tailler des encoches sur la crosse de mon fusil. Le fait est que, maintenant qu’elle est morte, je me trouve les mains vides.
— Et vous pensez que moi…?
— Nos rendez-vous avaient tous lieu l’après-midi, les jours de semaine. Ce qui veut dire que Pascale prenait sur les horaires de son cabinet. Et comme vous étiez sa secrétaire… Je ne sais pas comment j’ai compris, ou comment j’ai pu imaginer que vous teniez un agenda qui ne concernait qu’elle.
— Le cabinet possède son agenda électronique sur lequel s’inscrivent les rendez-vous de tous les collaborateurs, mais j’avais été engagée comme secrétaire personnelle de Pascale Cardix, qui était l’actionnaire principale. Elle m’avait fait confiance. J'étais pleine d’admiration pour elle. Elle m’appelait son Bodyguard. Et, à côté de l’agenda électronique que je renseignais pour son compte, je tenais aussi un agenda papier.
— Si bien que…
— Attendez! N’allez pas si vite!
Elle bascule son buste en avant, elle pose ses coudes sur la table, elle montre ses mains dont les doigts s'écartent en éventail, elle joue avec une bague. Elle semble réfléchir. Puis elle dit:
— Au point où nous en sommes, je peux vous l'avouer... Cet agenda papier, j’ai couru l’acheter la première fois qu’elle m’a demandé de déplacer un rendez-vous pour vous rejoindre.
En parlant, elle regardait ses mains. Maintenant, elle tourne la tête et lui sourit. Et lui s'étonne:
— Elle vous l’a dit?
— À la façon qu’elle a eue de me demander de déplacer ce rendez-vous, j’ai compris qu’elle n’allait pas chez le dentiste. Elle était blême et excitée comme une puce ou comme une jeune fille. Elle avait besoin de parler, de le dire à quelqu'un. Et c’était moi son Bodyguard en même temps que sa confidente.
— Et cet agenda?
— Il tient en trois carnets de la marque Quo Vadis. J’ai refermé le troisième, deux ans plus tard, quand elle m’a annoncé qu’elle ne vous reverrait plus.
— Trois carnets, donc, que vous avez conservés?
— Bien sûr, ils sont chez moi!
— Et en face, ou à la place de chacun de nos rendez-vous, il est possible que vous ayez ajouté, quoi?
— Un signe discret. Une icône. Peut-être un petit cœur. En effet, ce n’est pas impossible. Cela ne prendra pas longtemps. Il suffit de vérifier.
Il recommençait de pleuvoir. Ils ont regardé la pluie, puis ils se sont quittés.

vendredi 13 septembre 2024

Cette fois-là (2)

Alexandre avait conscience de ne pas mener une vie très saine ni très raisonnable. Il avait renoncé à faire la cuisine. Le soir, il dînait dans un petit restaurant asiatique, tout près de chez lui, au haut de l’avenue Borriglione. À cette heure, beaucoup de Niçois qui travaillaient en ville prenaient le tramway pour regagner les quartiers nord. Ils habitaient dans des cités construites sur les collines qui regardaient la mer, que la blancheur de leurs façades faisait se perdre dans les nuages, avec ici et là des allures de fantômes. Mais depuis quelques années, les pannes d’électricité devenaient plus fréquentes, et les tramways restaient en panne, surtout pendant les périodes de fortes pluies, si bien que des foules se pressaient à pied à l’assaut des faubourgs. Alexandre regardait ces êtres défiler devant lui, se bousculer, se disputer ou rire, au contraire, de se voir l’un l’autre, les cheveux et le visage dégoulinants de pluie, quand il s’agissait de personnes plus jeunes, avides de s'amuser en dépit des conditions atmosphériques, et de faire des rencontres.

Il avait passé la journée dans ses livres et maintenant il admirait le spectacle de cette humanité grouillante et bigarrée, à laquelle se mêlaient les premiers réplicants qu’on reconnaissait à leur air égaré et dont on pouvait craindre que la pluie ne les rouille. Il ne dînait pas à l’intérieur du restaurant mais sur une terrasse fermée par de lourds rideaux de plastique transparent, et il jouissait du confort de cet abri au point de s’y attarder en buvant de la bière. Il restait là, buvant encore, jusqu’à ce que l’avenue se vide. Il attendait le moment magique où, sortant du restaurant, il trouverait la pluie crépitant sur le bitume désert. Alors, il relevait le col de son imperméable et il s'en allait marcher jusque chez lui en fumant des Lucky Strike.

Alexandre s’amusait de la pose qu’il prenait pour lui seul. Très jeune, il avait lu Le Grand Sommeil de Raymond Chandler, il avait vu le film, et il s'était identifié au personnage de Philip Marlowe. La philosophie n'était venue que plus tard, un peu par hasard, parce qu’il avait rencontré sur sa route un professeur sympathique. Il en avait fait son métier, encore que les livres qu’il publiait depuis une dizaine d’années dérogeaient aux critères du genre. Ils étaient plutôt ceux d’un moraliste. Il y prônait une attitude joyeuse, fondée sur une approbation du réel en dépit de ses aspects désespérants, au motif que le sujet humain n’avait pas le choix entre deux mondes; que les promesses d’un autre monde, fondé sur des principes de justice, s’étaient toujours soldées par davantage de misères et de crimes. Et ces livres satisfaisaient aux goûts d’un public fidèle, si bien qu’après la parution de chaque nouvel opus, son éditeur parisien attendait le suivant. Pourtant il vieillissait. Année après année, son corps était plus lourd et son esprit plus embrumé par les vapeurs du tabac et de l’alcool. Il n'était pas assez naïf pour ne pas s’attendre à un accident vasculaire cérébral ou à une dépression nerveuse qui l’empêcherait d'écrire; et d’ailleurs, n’avait-il pas épuisé son sujet? N’avait-il pas déjà tout dit? Et voilà qu’à présent, ayant appris la mort de Pascale Cardix, la belle ophtalmologue de la rue du Congrès et sans doute l’unique grand amour de sa vie, il était obsédé par la question absurde du nombre de fois.

De cette liaison déjà ancienne, qui avait marqué le milieu de son parcours terrestre, il n’avait gardé que des souvenirs épars, composés d’images qui lui revenaient à l’esprit dans l’ordre le plus aléatoire, qui n'étaient pas datées, qui ne se raccordaient pas, qui ne faisaient pas un film, et dont surtout il ne pouvait pas savoir si chacune était représentative d’une série ou d’un événement unique. Quand il revoyait Pascale s’asseoir dans son lit et lui tourner le dos, les reins cambrés, le buste nu dressé dans la pénombre, et plier les deux bras levés derrière la tête pour rattacher ses cheveux, il aurait voulu être sûr que l’événement s'était produit maintes et maintes fois; et c'était bien là, en effet, l’hypothèse la plus probable. Mais pouvait-il s’en convaincre sans se dire que peut-être cette divine apparition n’avait eu lieu que dix fois, ou peut-être qu’une seule. Et si ce n'était qu’une fois, comment ne pas craindre alors qu’il l’eût plutôt rêvée?

La question du nombre de fois recouvrait celle de la réalité des choses. Bernadette Soubirous a affirmé que la Vierge Marie lui était apparue dix-huit fois dans la grotte de Lourdes. Et cette apparition aurait pu se produire sept fois au lieu de dix-huit, ou peut-être trente-six, sans que l’affirmation soit moins crédible, ou qu’elle le soit davantage. Mais imaginons que Bernadette Soubirous n’aurait témoigné que d’une unique apparition. Pensez-vous que nous en parlerions encore? Ou plutôt que nous préférerions penser qu’il s'agissait d'un rêve ou d'une illusion d’optique?

Alexandre avait consacré la plupart de ses livres à discourir sur “le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui”, à célébrer son innocence qui allait de paire avec la plus terrible cruauté, tandis qu’il doutait à présent de la réalité de ce qu’il avait vécu. Non pas que l’expérience pût être tout à fait illusoire, mais parce que les souvenirs qu’il en gardait étaient rapides comme des comètes, insituables dans l’immensité du ciel, et que les images qu’ils montraient disparaissaient aussitôt qu’il les avait aperçues. Au point même que cette divinité qu’il voyait assise au bord de son lit et qui lui tournait le dos pour se recoiffer, il lui arrivait de n’être plus certain que ce soit Pascale.

Deux semaines sont ainsi passées dans les tourments de l’âme, au bout desquelles il a décidé d’aller à la rencontre de la seule personne qui pouvait le renseigner.

jeudi 12 septembre 2024

Cette fois-là (1)

Quand Alexandre Jacopo apprit la mort de Pascale Cardix, il y avait quinze ans qu’il ne l’avait pas revue. Hormis une fois à l’occasion d’un vernissage, dans une galerie d’art, sur le quai Lunel, et une autre fois à Paris, à la sortie d’un cinéma du boulevard de Clichy, sans qu’ils se soient parlé. Et en quinze ans, beaucoup de choses avaient changé: il avait vieilli, bien sûr, et surtout le réchauffement climatique avait rendu la planète beaucoup moins habitable. Aux longues périodes de sècheresse succédaient des mois entiers de pluies diluviennes, durant lesquels en plein midi il ne faisait pas tout à fait jour. Il continuerait d’écrire des livres, il garderait le privilège d’écrire des livres et de les publier, mais il savait que le contact avec les étudiants lui manquerait. Il prenait plaisir à diriger des thèses, et cette année-là serait la dernière où il pourrait le faire. Son étudiante favorite s’appelait Hélène Loriot. Depuis quatre ans, elle menait un travail sur Soeren Kierkegaard, et ils étaient convenus qu’elle le terminerait avant l’été où il devrait prendre sa retraite.

Elle venait le rencontrer chez lui une fois par mois, et le rendez-vous avait été pris pour qu’ils discutent d’un long développement dont elle lui avait envoyé le texte. Elle avait intitulé ce chapitre “Les fiançailles rompues”. Elle y mettait en parallèle les reculades matrimoniales du philosophe danois et celles de Franz Kafka. Et aussitôt qu’ils s’étaient installés dans leurs fauteuils habituels, où le rituel voulait qu’ils prennent le thé, il lui avait dit tout le bien qu’il pensait de ce travail, clair, précis, richement documenté, à quoi elle avait répondu: “J’avais craint que vous me reprochiez de trop m’intéresser à la vie de l’auteur.” Et lui: “Bien sûr, certains de mes collègues y trouveraient à redire. Nous devons y songer quant à savoir qui nous inviterons pour participer à votre jury. D’ailleurs, le moment est venu, mais c’est là mon affaire, et quant à moi, je pense que cette digression a toute sa place avec le reste.”

La jeune femme était ravie. Alexandre Jacopo de son côté gardait un air grave. Il lui adressa quelques remarques de détail concernant sa bibliographie. Elle en prit bonne note et comme, après cela, elle rangeait son carnet et se levait pour partir et comme il se levait aussi, il ajouta: “Je peux vous l’avouer, votre chapitre m’a touché plus particulièrement peut-être parce que je venais d’apprendre le décès d’une vieille amie”. Il avait parlé d’une voix à peine audible, en regardant ailleurs, comme s’il avait cherché le téléphone qu’elle aurait pu oublier sur la table. La jeune femme, en revanche, le fixait avec attention. La confidence de son professeur était inattendue. Pour la première fois, celui-ci montrait une faiblesse. Le rapport entre eux était inversé. Elle n’était pas sûre de s’en réjouir. Elle a hésité puis elle a dit: “Pardon, Monsieur, mais vous voulez parler d’une ancienne maîtresse?” Alors, il a tourné les yeux vers elle et le sourire de l’un répondait à celui de l’autre.
— Oui, vous avez raison, autant le dire.
— J’en suis désolée. Vous devez être triste.
— Oui, très triste, et en même temps troublé.
— Votre liaison était finie?
— Depuis bien des années. Mais il y a une question qui tourne dans ma tête. C’est une question impossible, qui dit et qui répète: “Combien de fois?” J’essaie de me convaincre que cette question n’a pas de sens, que je ne pourrai jamais y répondre, il n’en reste pas moins que je voudrais savoir.”
De nouveau l’étudiante a hésité, mais son professeur lui souriait en même temps qu’il avait des larmes dans les yeux. Alors, elle a fait appel à tout son courage, à tout son aplomb, et elle a dit:
— Vous voulez parler du nombre de fois où vous avez fait l’amour?
— En effet, du nombre de fois où elle est venue ici.
— Parce qu’elle venait ici?
— Oui, elle était mariée, et nous ne nous sommes jamais retrouvés qu’ici. Elle venait quand elle voulait, quand elle pouvait. Et elle restait une heure, quelquefois davantage. Mais je ne saurais dire combien de fois cela s’est produit, je n’ai gardé aucune trace matérielle de ses visites, et maintenant je voudrais savoir les dates de chacune, et cette question insiste. Elle trouble mon sommeil. C’est sans doute stupide.