mardi 17 septembre 2024

Cette fois-là (5 et fin)

Quand ils sont assis de part et d’autre de la même table, Sonia veut savoir ce qu’Alexandre a fait de son été.
— Vous étiez en vacances, dit-elle.
— Oui, les dernières vacances de ma longue carrière. À présent, je serai toujours en vacances…
— Et qu’en avez-vous fait?
— Je suis parti en Suède.
— Vous cherchiez la fraîcheur?
— Oui, et je voulais surtout connaître l’île de Fårö où Ingmar Bergman a fini ses jours.
— Et où il a tourné, si je me souviens bien, l’un de ses premiers films.
— Vous pensez à Un été avec Monika? Vous connaissez ce film? Oui, c’est l'un des plus beaux. Mais il a été tourné sur l’île d’Ornò. Je l’ai visitée aussi. Et vous, qu’avez-vous fait?
— Je suis restée ici. J’ai travaillé. Je prends mes vacances de préférence en hiver.
— Je vous imagine à Venise ou peut-être à Trieste.
— Suis-je donc si transparente? Et la liste de dates que je vous ai envoyée?
— J’ai beaucoup rêvé dessus sans qu’elle me dise rien. J’essaie à présent de ne plus y penser.
— C’est sans doute plus sage. Vous gagnez en sagesse.
— Un souvenir pourtant m’est revenu en mémoire quand j'étais en Suède. À peine l'ombre d’un souvenir. Je ne sais pas d’où il vient.
— Vous voulez me le dire?
— Il tient en deux images à peine.
— Expliquez-moi.
— Sur la première image, je suis en voiture, sur une route du bord de mer, qui tourne au milieu de rochers rouges. C’est moi qui conduis, il fait très chaud, un soleil éclatant. Et, en contre-haut de la route, on voit un pont romain, sans doute un aqueduc, tandis qu’en contrebas, ce sont des criques où des baigneurs semblent flotter dans l’air.
— Et Pascale?
— Je sais qu’elle est là, tout près de moi, je sens sa présence, mais je ne la vois pas.
— Je comprends. C’est précis. Et la seconde image?
— Cette fois il fait nuit, tout à fait nuit, et nous dînons sur une plage, à la terrasse d’un restaurant, les pieds dans l’eau. Et c’est un restaurant tout à fait modeste, où dînent des familles avec des enfants qui vont tremper leurs pieds, puis qui reviennent apporter quelque chose à la table de leurs parents.
— Et ces deux images font un seul souvenir. Plutôt agréable, non?
— Oui, très doux, comme de la soie, mais qui en même temps m’effraie. Comme s’il était porteur d’un mauvais présage.
— Qu’a-t-il d'inquiétant?
— Peut-être est-ce seulement parce que je ne sais pas où situer la scène, ni quand. Que cela semble se produire ailleurs que dans la vie réelle.
— Vous m’avez dit que tout s’est toujours passé chez vous, seulement chez vous, et cette fois-là, vous vous trouvez ailleurs.
— Exactement. C’est là l’énigme.
— Eh bien, figurez-vous-vous que je m’en suis souvenue aussi. Et c’est même pour cette raison que je voulais vous voir. Pour en parler avec vous.
— Que voulez-vous dire?
— Pascale participait à un congrès de spécialistes qui avait lieu à Aix-en-Provence. Elle y était allée en train et, le samedi, elle vous a appelé pour vous demander si vous ne vouliez pas venir la chercher pour la ramener en voiture. Et vous, bien sûr, vous avez accouru.
— C’est vrai. C’est exact. Maintenant je me souviens. Mais vous, comment le savez-vous?
— Romain participait à une régate, il ne serait de retour à Nice que le lendemain soir, ce qui vous laissait la liberté d’une nuit, d’une nuit entière, cette fois-là. D’abord, elle ne vous l'a pas dit, et vous avez pris l’autoroute, mais ensuite elle vous a demandé de quitter l'autoroute pour aller chercher la route du bord de mer, celle qui traverse le massif de l’Estérel, où les rochers sont rouges.
— Comment le savez-vous?
— Pour la simple raison que Pascale me l’a dit. Qu’elle me l’a raconté. Que, dans les années qui ont suivi, elle y est souvent revenue. Comme s’il avait fallu toujours ajouter des détails, compléter le puzzle, pour éclairer le mystère. C’était entre deux patients parfois, entre deux salles d'examen, quand elle était vêtue de sa blouse blanche qu’elle ne boutonnait jamais assez bas.
— Il y a une vieille chanson anglaise, trop ancienne pour vous, qui parle des nuits de satin. Je n'avais jamais connu et je ne devais jamais plus connaître une nuit semblable. Aussi douce. Aussi rêveuse. Mais, en même temps, le malheur s’approchait de nous, il pesait au-dessus de nos têtes. C’était, vous savez, comme l’aile de l’oiseau noir qui vous frôle vos cheveux. Je ne savais pas alors ce qui était sur le point d’arriver. Je ne pouvais pas l’imaginer.
— Maintenant vous le savez. Vous avez mangé du poisson grillé avec des odeurs de fenouil, vous avez bu du rosé, vous avez entendu de la musique, peut-être cette chanson que vous dites de Procol Harum, encore que Pascale se souvenait plutôt d’une autre de Françoise Hardy. Puis, vous avez dormi dans un petit hôtel qui se trouvait de l’autre côté de la route. Mais à votre réveil, au matin, le monde n'était plus le même.
— Il s'était fracassé.
— À six heures, elle avait été réveillée par un appel de la gendarmerie. Un gendarme lui a demandé si elle était bien la mère de Félix Cardix, et comme elle lui a répondu que oui, il lui a dit que celui-ci avait eu un accident de voiture, quatre heures auparavant, au-dessus de Cap d’Aïl. Qu’il avait été transporté au service des urgences de l’hôpital Pasteur. Qu’il était dans le coma.
— Pendant des semaines, Romain et elle se sont relayés à son chevet. Plusieurs fois, pendant cette période, elle est venue me retrouver. C'était la nuit, quand elle sortait de l’hôpital et qu’elle n’avait pas le courage de retourner chez elle. Qu’elle ne voulait pas dormir, de crainte des cauchemars. Il n’était plus question alors de savoir si Romain savait ou s’il ne savait pas. Bien sûr qu’il savait. Mais ensuite, le même jour où elle m’a dit que Félix était sorti d’affaire, elle m’a dit aussi que notre histoire finissait là. Qu’elle ne reviendrait pas. Que maintenant elle était vieille, que désormais elle serait sage. Comment se peut-il que j’aie oublié cette fois-là qui annonçait la fin?
— Moi aussi, je l’avais oubliée. Ou peut-être voulais-je en garder le souvenir pour moi.

Plus tard, elle le conduit jusqu’à son laboratoire de développement photographique qui se trouve tout au bout de la soupente. Elle y fait de la lumière. Et les murs de ce lieu sont couverts de photos de Pascale. Et ce ne sont pas des photos prises à la sauvette. Chaque fois, on reconnaît les fauteuils où tout à l’heure ils étaient assis. Chaque fois, Pascale est venue ici et elle a posé devant le Rolleiflex fixé sur son pied et sous des projecteurs. 


lundi 16 septembre 2024

Cette fois-là (4)

Trois jours plus tard, Alexandre reçoit par courrier électronique une liste de dix dates. Sonia y ajoute: “Il se peut que j’en loupe, mais ces dix me paraissent certaines”. Dix, ce n’est pas beaucoup. Et surtout, elles ne lui disent rien. Elles correspondent en effet aux deux années où Pascale fut sa maîtresse, mais impossible d’y ranger des images. Il se souvient qu’en prévision de ses visites, il remplissait son frigidaire. Elle n’avait pas pris le temps de déjeuner pour recevoir ses premiers clients et se libérer ensuite. Il fallait qu’il pût lui proposer, avant qu’elle ne reparte, de quoi se nourrir. Un jour, ils mangent des huîtres en buvant du champagne. Un autre jour, il lui propose des tranches de rosbif avec de la moutarde et du vin rouge. Un autre jour, il lui lit un poème de Baudelaire: “Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble…” Il se souvient aussi des changements de lumière. La première fois qu’elle est venue, il a fait mine de tirer les rideaux, mais, tandis qu'elle se dévêtait, assise au bord du lit, elle a dit que non, c'était inutile, et il avait compris qu’elle ne voulait pas. Et, en effet, c'était un délice de découvrir après l’amour qu’il faisait presque nuit. Ils allaient à la fenêtre, ils s’y tenaient debout à regarder la pluie ou, au contraire, en d’autres saisons, le bleu turquoise du ciel où des nuages blancs, joufflus comme des anges, viraient au rose. Mais à laquelle de ces dix dates chacun de ces souvenirs peut-il se rapporter? Il reste incapable de le dire. Et comme il en est incapable, il décide de ne plus y penser et il part en voyage. Son voyage dure une bonne partie de l'été et, à son retour, il doit corriger les épreuves d’un livre, et plusieurs semaines se passent encore avant qu’il ne reçoive de Sonia une invitation à prendre le thé chez elle. Et il découvre qu’elle habite à deux pas de chez lui, dans la rue Cyrille Besset. Et comment se peut-il alors qu’il ne l’y ai jamais rencontrée?

Il se rend à l’adresse indiquée. C’est un après-midi d’automne où il fait chaud, où le ciel est gris et où l'air est vicié de particules toxiques. Où on respire des cendres retombées d’un lointain incendie. Ou peut-être d’une centrale nucléaire qui serait entrée en fusion au milieu des forêts. Où on voudrait sans le dire que tout cela finisse. Elle l’a prévenue qu’elle habite au dernier étage sans ascenseur, et il gravit les cinq étages en s'étonnant de la pauvreté de l’immeuble. Des étages entiers semblent inoccupés, et cet air d’abandon contraste avec l'élégance de l’image qu’il avait gardée d’elle, qu’elle lui avait montrée, ce soir de printemps où ils ont tellement parlé, où elle avait ce fin sourire et où elle jouait avec ses bagues.

Quand elle lui ouvre sa porte, il découvre que son appartement occupe une soupente, mais la pièce où elle l’introduit est vaste et joliment meublée. La lumière est si rare qu’il distingue à peine les couleurs de la tunique de coton qu’elle porte sur ses jambes nues. Une table basse est servie pour le thé, on entend de la musique indienne, et d’abord il reste debout à considérer de grandes photos qui ornent les murs. Il les voit mal. Il lui demande de mieux les éclairer. Elle allume des spots en se tenant à distance de lui et des photos devant lesquelles il s'arrête, l’une après l’autre, sans rien dire. Ce sont des images en noir et blanc de paysages arides, désertiques, qui ont été choisis parmi ceux du Maghreb ou peut-être de Provence. Et d’abord il ne remarque pas les cartes postales en couleur qui sont épinglées au mur, sous chacune d’entre elles. Et enfin, il se penche. Il lui demande de mieux les éclairer, et comme elle fait, toujours de loin, derrière son dos, il comprend et il dit d’une voix un peu sourde:
— Vous êtes allée sur les traces de Paul Cézanne. Vous avez photographié les paysages que Cézanne avait peints.
— Oui, il m’a fallu plusieurs années. C’est un travail déjà ancien mais c’est celui auquel je tiens le plus.
— Pour ce que j’en vois, la définition me paraît remarquable. Vous avez fait cela avec quel appareil?
— Avec un Rolleiflex sans âge, toujours fixé sur un pied.
— Vous vous êtes promenée dans la campagne avec un Rolleiflex? Le pied devait être sans âge, lui aussi, par conséquent très lourd?
— Exactement. Il faisait une chaleur accablante, je transportais mon matériel, j’étais assaillie par des insectes qui me piquaient, je crois que les gens des fermes et des villages me prenaient pour une folle.
— Et j’imagine que c’est vous qui les avez développées?
— Oui, ici, dans mon laboratoire. Je vous le montrerai tout à l’heure, si vous voulez. Mais maintenant, le thé est prêt. C’est du thé russe. J’espère que vous aimez le thé russe? J’ai préparé des pancakes.
— Et moi, j’ai apporté des petits-fours. 
 

dimanche 15 septembre 2024

Des histoires

La forme d’une histoire est celle d’une clôture. Une histoire contient des personnages, des lieux et des faits en nombre nécessaire et suffisant pour qu’on la comprenne. Ce qui signifie qu’à la fin de l’histoire (et seulement à la fin), le lecteur aura le sentiment qu’on lui a dit tout et seulement tout ce qu’il fallait pour qu’elle ait un sens, par quoi il faut entendre qu’il sera maintenant capable de la raconter à sa manière, et qu’il aura le sentiment de savoir pourquoi il valait la peine qu’on la lui raconte comme on la lui a racontée, et pourquoi donc il valait la peine qu’il la lise jusqu’à la fin.

Une histoire est censée raconter quelque chose qui s’est passée (ou qui pourrait se passer) dans la vie réelle. Il existe pourtant une différence notable entre ce que raconte une histoire et ce qui peut nous arriver dans la vie réelle, c’est que dans la vie réelle nos prétendues “histoires” ne sont pas closes. Et que, dans cette mesure, elles n’ont pas de sens. Ce qui signifie en particulier qu’on ne sait jamais très bien où elles commencent et où elles finissent, ni tout et seulement tout ce qu’elles contiennent.

Cette forme tout à fait close des histoires littéraires ou filmiques est celle que l’on pourrait qualifier de “forme classique”. Mais il n’est pas du tout certain que, dans la littérature ni au cinéma, aucune histoire qu’on raconte soit jamais tout à fait pure (ou classique). Les histoires qui se rapprochent le plus de cet idéal classique, il me semble que ce sont celles qu’on rencontre dans les contes. On ne voit pas très bien, en effet, ce qu’on pourrait ajouter ou ôter à un conte de Charles Perrault comme celui, par exemple, du Petit Chaperon rouge. Alors que, aussitôt qu’on passe au roman, les choses se compliquent.

Un exemple frappant de ces complications est ce qu’on observe dans le roman policier. Pensons à ceux de P. D. James. Au départ de l’enquête, une série de personnages sont tenus pour suspects. L’enquêteur va s’intéresser tour à tour au cas de chacun d’eux. Il va se demander (et nous dire) quel était son emploi du temps le jour où le crime a été commis, quels seraient ses éventuels mobiles et quel est son passé. Autant d’histoires, ou de morceaux d’histoires qui nous seront racontés avec leurs propres personnages et leurs propres lieux, avant qu’une seule hypothèse et donc une seule histoire ne l’emporte et repousse les autres dans l’oubli. Et bien sûr, ces histoires annexes que l’auteur est libre de multiplier à l’envi, ne sont pas pour rien dans le charme du roman, même si ce sont des leurres.

Les intrigues du roman sont faites pour accueillir des lieux, des personnages, des circonstances atmosphériques qui n’en font pas partie (je parle de l’intrigue, pas du roman). Pour susciter leur apparition, comme de telles apparitions ont lieu dans le cours de nos vies. Les romans de Patrick Modiano ne sont faits que pour produire ces rencontres, cette suspension ou ce flottement du sens, ces doux ravissements qui font leur richesse.

Louis-Ferdinand Céline prétendait que ce qui fait un auteur, c’est son style et non pas les histoires qu’il raconte. En fait de style, il parlait de celui de la langue, de la forme des phrases, sans vouloir tenir compte que les histoires en ont un. Et qu’en cela, chez certains auteurs, elles résultent d’un travail d’expérimentation qui mérite l’admiration et un regard attentif. Les romans de Marguerite Duras sont marqués par un style de la phrase tellement particulier qu’on s’est plu à en faire des pastiches. Mais le style des histoires qu’elle raconte n’en est pas moins étonnant, toujours dérangeant sur le plan formel. Or, ce qui est en jeu dans ces formes n’est rien d’autre que ce qui fait le tissu de nos vies.

Dans l’ouvrage qu’il consacre à Arnold Schönberg, Charles Rosen parle de la tonalité en musique comme d’un “lit de Procuste”. On se souvient de Procuste comme d’un personnage mythologique qui, couchant les voyageurs sur un lit trop court, leur coupait toutes les parties du corps qui dépassaient du lit. La forme histoire rend compte de beaucoup de choses qui font partie de l’aventure humaine. Elle rend compte des relations possibles entre les personnages. Des relations que les personnages entretiennent avec les lieux. Elle nous dit que, dans nos vies, l’imaginaire tient parfois une place aussi importante que la réalité des faits. Que nous ne vivons pas seulement dans le présent mais aussi dans le passé. Que notre enfance nous accompagne. Que les morts restent présents. Que ce qui arrive aux autres (disons le 7 octobre) peut être aussi important que ce qui nous arrive. Autant de dimensions que les autres discours ignorent, ceux de la science et ceux de la sociologie en particulier. Et elle ne le fait pas et ne le fera jamais sans beaucoup simplifier. Ces simplifications sont des modèles, au sens où l’on entend ce mot, par exemple, dans le domaine de la mode. Marguerite Duras a proposé des modèles d’histoires comme Coco Chanel proposait de nouveaux modèles de robes. Mieux adaptés aux femmes de son temps, qui les rendait plus libres. Et il ne peut pas être question de se passer de ces modèles, au prétexte qu’aucun n’est capable de dire toute la vérité de nos corps ou celle de nos vies. Mais il convient de toujours travailler les anciens pour en ajouter d’autres. Pour les multiplier. Aujourd’hui, j’aime regarder du côté de John Galliano ou des frères Larrieu (21 nuits avec Pattie, 2015; Tralala, 2021). Mais dans le roman contemporain, je vois mal. Je ne vois pas. Ou peut-être dernièrement chez Pierric Bailly.