mardi 8 octobre 2024

Pour qu'il accepte de dormir

Clara ne semble pas étonnée de la présence d’un second personnage qui se tient à côté de Georges, dans l’encadrement de la porte. Elle hoche la tête, elle dit: “Entrez!” et elle les précède dans un salon où ils se tiendront debout. Elle s’adresse à Georges, elle dit: “Merci d’être venu!” Elle dit aussi: “Je vous attendais. J’étais à la fenêtre. Je vous ai vus arriver tous les deux. Je vous ai reconnu.” Et elle sourit. D’un même mouvement de la tête, les deux garçons regardent la fenêtre comme si la silhouette de Clara pouvait s’y dessiner encore. Elle a un geste de la main pour toucher celle de Georges, mais elle la retire avant de l’avoir fait. Puis elle dit:
— Il faut que je vous explique. Il faut que vous compreniez avant d’aller le voir. Achille allait plus mal. Georges, vous le connaissez, vous savez comment il peut être. Mais là, son état a beaucoup empiré. Il ne pouvait plus être question qu’il se rende à son travail. Il ne se lavait plus, il ne dormait plus, il ne se nourrissait plus. Il est resté des jours et des nuits sans sortir de sa chambre, et dans sa chambre, je l’entendais gémir, pleurer, crier. C’était pour moi une torture. Plusieurs fois, j’ai appelé son psychiatre, le docteur Rinaldini, pour lui demander de l’admettre dans sa clinique. Mais Rinaldini me répondait qu’il ne pouvait pas seulement le recevoir sans son consentement, et Achille ne voulait pas en entendre parler. Il ne voulait pas le voir. Quand je le suppliais, il se bouchait les oreilles avec ses deux mains, il se repliait sur lui-même, comme si je lui avais donné un coup de poing dans le ventre, puis il me poussait vers la porte, il me chassait de sa chambre, et de nouveau je restais derrière la porte à écouter ses cris et ses paroles effrayantes.
— Vous dites qu’il parlait? Peut-être le faisait-il au téléphone?
— Je ne sais pas avec qui il parlait, je n’entendais que sa voix, et les paroles qu’il disait n’avait aucun sens. C’étaient des paroles de peur et de désespoir, comme s’il avait été aux prises avec un adversaire plus fort que lui, comme s’il lui fallait répondre à des menaces. C’était pour moi terrible à entendre. Je ne pouvais pas l’aider. Je ne sais pas combien de jours et de nuits cet enfer a duré. Moi non plus, je ne suis plus retournée à mon travail. Je n’osais pas sortir. Et puis, aujourd’hui, en fin d’après-midi, pour la première fois, il m’a appelée. Il m’a fait asseoir sur son lit et il m’a dit qu’il avait pris une décision. Qu’il voulait parler avec vous. Il était incapable de s’asseoir, il se tenait debout devant moi, les bras croisés, serrés sur sa poitrine, le regard absent. Il regardait ailleurs, toujours ce même regard ailleurs qui me tord le ventre, mais il paraissait plus calme. Soudain la tempête était passée. C'était comme si le combat avec l’adversaire qui le poursuivait depuis des jours était maintenant fini. Mais il était à bout de force. Il a tellement maigri, il a des yeux épouvantés. Je le reconnaissais à peine. Vous le reconnaîtrez à peine, mon pauvre enfant, sorti de ce combat. Et j’ai d’abord hésité, je ne voulais pas vous déranger. Mais j’ai appelé Rinaldini, une fois encore, et celui-ci m’a répondu que c’était peut-être notre dernière chance. Et il m’a donné son numéro de portable, il m’a dit que je pouvais l’appeler à n’importe quel moment, même la nuit. Il m’a dit qu’il enverrait chercher Achille aussitôt que celui-ci aurait donné son accord. Après, bien sûr, s’il refusait toujours, s’il se montrait violent à mon égard, ou s’il se mettait lui-même en danger, il pourrait être question d’une hospitalisation d’office, mais il ne voulait pas en arriver là, il voulait l’éviter à tout prix. Et moi aussi, je veux l’éviter. La clinique du docteur Rinaldini, ce n’est pas l’hôpital psychiatrique, vous comprenez, c’est un endroit agréable, avec un grand jardin et de grands arbres. Je l’ai visité. Je l’ai dit à Achille. Il y a des oiseaux dans le jardin et des écureuils qui grimpent aux arbres. Et je n’ai aucune idée de ce qu’il pourra vous dire, de ce que vous aurez à entendre. Mais maintenant, c’est vous. Il ne reste que vous pour prêter l’oreille à son récit et pour essayer peut-être de le convaincre. Pour faire en sorte qu’il accepte de se laisser emmener, et qu’il accepte de se reposer, le temps qu’il faudra. S’il vous plaît. Il en a tellement besoin. Plus tard, nous pourrons imaginer d’autres choses, mais d’abord, il faut qu’il accepte de dormir.

samedi 5 octobre 2024

Un geek et sa mère

Comme ils quittent la rue Ségurane pour aller à La Barque rouge, Georges reçoit sur son portable un message qui dit: “Achille ne va pas bien. Il demande à vous voir. Si vous pouviez venir tout de suite, ce serait bien. Clara.” Il le montre à Olivier.
— Qui est Clara? demande Olivier.
— C’est la mère d’Achille. Elle a écrit ce message sur le téléphone d’Achille.
— Et qui est Achille?
Georges explique qu’il a rencontré ce garçon deux ans auparavant, à l’occasion d’un tournoi de jeux vidéo qui se tenait à Épinal.
— C'était à une époque où je m'intéressais aux jeux vidéo. Nicolas venait d’ouvrir sa boutique. Comme nous étions amis, je l'aidais à aménager le lieu. Pour me payer, il m’a offert une PlayStation. Sur son conseil, je me suis inscrit pour la première fois à ce qu’on appelait encore une LAN party, et comme une liste des participants avait circulé, où il apparaissait que nous étions deux, Achille et moi, à venir de Nice, nous avons pris contact et nous sommes convenus de partager une chambre d'hôtel. Le soir, dans notre chambre, nous avons bavardé. Achille était un véritable expert: il connaissait toutes les machines, les noms de leurs inventeurs, des scénaristes, des designers, il pouvait égrener les particularités des différentes versions de chaque jeu, et surtout il avait une connaissance incroyable de leurs univers. Et aussitôt que nous nous sommes connus, il s’est mis dans l'idée de me faire partager sa passion. De mon côté, j'étais curieux de ce qu’il pouvait savoir. C'était comme s’il avait vécu et qu'il continuait de vivre des vies hors de la sienne. Comme s’il ne cessait de voyager dans d’autres mondes. Mais assez vite aussi, j’ai été pris de vertige, je me suis imaginé qu’il pourrait un jour ne plus revenir, et son enthousiasme m’a fait regarder les explorations auxquelles il se livrait avec plus de distance.
— Et ensuite, tu l’as revu?
— Deux ou trois fois, à la boutique de Nicolas, dans des cafés, après qu’il m’ait beaucoup écrit pour me signaler ses découvertes, pour me faire part de ses scores aux niveaux étourdissants où l’entrainaient ces jeux. Et chaque fois, il paraissait déçu que je n’aie pas suivi ses recommandations, mais chaque fois aussi il repartait dans ses récits, dans ses évocations, avec le même désir et la même certitude qu’il finirait par me convaincre. Jusqu'à la dernière fois, il y a peut-être six mois, où il m’a emmené chez lui.
— Et là, tu as pris peur.
— Lorsque j’ai vu sa chambre, j’ai compris qu’il était en détresse.
— Sa mère était là aussi?
— Oui, et d’abord elle a paru heureuse que son fils amène un camarade. J’ai compris qu’Achille ne sortait plus de sa chambre que pour acheter des confiseries et des médicaments, et cette chambre était dans un état de désordre et de saleté à vous soulever le cœur. Je n’y suis pas resté longtemps avant qu’Achille ne se remette à jouer sur son ordinateur, sans plus me voir. Clara m'attendait derrière la porte, et elle a profité du moment où nous étions seuls pour me dire combien elle était inquiète. Depuis des semaines, il lui interdisait de faire le ménage dans son antre, il ne se montrait pas pour les repas qu’elle devait lui apporter sur un plateau et qu’il touchait à peine, il passait ses nuits à jouer, il ne se lavait plus, il écrivait sur ses murs et il ne voyait personne.
— Elle t’a parlé longtemps?
— À te voir, on croirait un enfant de cœur, mais c’est vrai que tu as lu des romans…
— Et que j’ai vu des films.
— Disons qu’elle m’a retenu à dîner dans sa cuisine. Que je me suis attardé.
— Disons cela.
— Et cet Achille est étudiant?
— Non, il occupe un emploi subalterne au conseil général. Mais il y avait des semaines déjà qu’il n'était plus retourné à son bureau. Il voit de loin en loin un psychiatre qui l’enjoint à accepter une cure de sommeil, et comme Achille refuse, il signe pour lui des arrêts de maladie. 
  1. Un vendredi de Juin
  2. Nouages
  3. Chez la nurse
  4. Souvenirs de plage
  5. Rue Ségurane
  6. Un geek et sa mère
  7. Pour qu'il accepte de dormir
  8. Où est le Mal?

jeudi 3 octobre 2024

Rue Ségurane

Les deux garçons traversent la place Masséna et parviennent ainsi sur le quai des États-Unis. Il ne leur reste plus alors qu'à gravir le promontoire de Rauba Capeu pour aller jusqu’au port, avec la mer en contrebas qu’ils ne voient pas, dont la profondeur se noie dans la nuit, mais qu’ils entendent et dont la voix, tendre et violente, ressemble à celle du jeune homme trop gros qui chantait debout, une guitare pendue au cou, les jambes écartées, en balançant les hanches, parfois dans des églises, parfois dans des cours d'écoles, plus souvent devant des silos à grains, pour des ouvriers agricoles vêtus de salopettes et pour des trimardeurs tout juste descendus du train, à l’heure où les nuées des tempêtes s'accumulent dans le ciel, à l'horizon des plaines où déjà le vent froisse les feuilles sèches des champs de maïs, quelque part en Louisiane ou peut-être plus au nord, à Memphis, Tennessee.

Puis ils arrivent au bas de la rue Ségurane et le port s'ouvre devant eux. Tout au bout du môle, le phare clignote dans une brume légère. Derrière la longue barre de béton, des yachts s’alignent et balancent au vent leurs lanternes chinoises. On voit aussi, dans un angle oublié, un lourd cargo qui a été mis à l'écart des autres, sans doute à cause d’une terrible maladie qu’il pourrait transporter dans ses cales. Il est venu de loin, au prix de quels périls, et maintenant il gît là, habité par les rats, tandis que sur le quai désert, entre des piles de containers, deux grues dressent leurs silhouettes lugubres comme des gibets.

Georges consulte alors sa montre. Et comme il remarque que l’heure n’avance pas, il propose à son compagnon de faire encore une visite à Victorine.
— À Victorine? s’ėtonne Olivier. Elle n’est donc pas chez vous?
— Non, elle est ici, dans cette rue, chez une amie.
— Une amie de la faculté? Peut-être alors qu’elles travaillent leurs cours?
— Non, elle est chez Sara. Elles sont amies depuis toujours, et Sara est étudiante en art, elle fait de la peinture et elle lui a demandé de poser pour elle.
— Mais nous allons les déranger? Qu’est-ce qu’elles vont dire?
— Victorine est curieuse de savoir comment je trouve le portrait. Et elle sait que tu es avec moi. Elle a dit que ce serait une bonne occasion enfin de te connaître.

Et la rencontre a lieu dans une soupente qui sert à Sara à la fois de chambre et d’atelier.

C’est Sara qui leur ouvre la porte, un pinceau à la main. Elle ne semble pas surprise de les voir, elle dit seulement “Vous voilà!” et elle les précède dans la pièce principale où Victorine les accueille avec un grand sourire. Ils pénètrent ainsi dans une pénombre épaisse et douce, juteuse comme du raisin noir, dans laquelle deux lampadaires dessinent des halos de clarté.

Sara est vêtue d’un short trop large et d’une chemise dans les tons gris, tandis que Victorine porte une tunique finement rayée de bleu clair et blanc, qui flotte sur ses jambes nues et bronzées, comme au sortir d’une cabine de plage. Un lampadaire éclaire le chevalet avec la toile tendue sur son châssis et devant lui un tabouret. Le second éclaire un tapis sur lequel le modèle a posé. Sur le tableau dont les garçons s’approchent, le modèle est assis sur le tapis, une jambe pliée sous l’autre, une main au menton, et il ne porte aucun vêtement, si bien qu’Olivier s’en détourne aussitôt qu’il le voit, tandis que Georges au contraire s’y attarde. Sara vient près de lui, elle regarde elle aussi son œuvre, et elle dit: “Ça te plaît?“ et Georges lui répond que oui, bien sûr, c’est très beau.

Puis ils sont assis tous les quatre sur le sol et ils boivent du thé à la menthe en mangeant des loukoums, le tout servi sur un plateau en cuivre et dans de petits verres venus du Maroc. Et Victorine dit: “À nous voir, on dirait Le Déjeuner sur l’herbe”. À quoi, Sara répond: “Pour cela, il faudrait que tu retires ta liquette, ma belle!
— Pourquoi moi?
— Parce que tu t’appelles Victorine et que c’est toi le modèle.”
Puis Victorine s’adresse au plus jeune et elle dit: “Georges m’a dit que tu joues du violon.” Et Olivier a du mal à la regarder en face mais, les yeux baissés, il lui répond: “J’ai arrêté le conservatoire. Je crois que je ne veux plus jouer du violon.” Et Victorine devait être déjà au courant du fait, car aussitôt elle lui répond: “Ne dis pas cela. Je suis sûre que tu en joueras encore, ailleurs, autrement.” Et Olivier, toujours les yeux baissés: “Des fois je me dis que j’aurais dû apprendre la clarinette. Je me vois tellement mieux jouer de la clarinette!
— Je te vois bien aussi, lui répond Victorine. Eh bien, achète une clarinette. Et joue pour toi, d’abord, sans professeur. Puisque tu as la chance de connaître la musique.”
Sur quoi, elle se tourne vers Georges et elle dit: “Et maintenant, si j’ai bien compris, tu l’emmènes à La Barque rouge?” Et Georges lui répond: “Olivier s'intéresse à toutes sortes de musiques. Je le verrais bien devenir compositeur de musiques de films. Il a une culture incroyable. Il en sait plus que moi.”
Et Victorine s’adresse alors à Sara et elle dit: “Tu connais cet endroit? C’est une boîte de nuit, tout au bout des quais. Georges n’a jamais voulu m’y emmener. Je ne sais pas ce qui s’y passe. Je ne veux pas l’imaginer.” Puis de nouveau à Georges: “Redis-moi comment s’appelle la chanteuse.” Mais ce n’est pas lui qui lui répond. C’est Sara qui conclut: “Allons, assez discuté. Ici, nous n’avons pas fini. Partez, les garçons!”