mardi 15 octobre 2024

Meurtre sur un balcon (2)

“Hortense est venue étudier à la Villa Arson parce qu’elle savait que j’y enseignais. Elle était titulaire d’un diplôme en sciences de la biodiversité qu’elle avait obtenu à l’université de Lyon. Elle s’intéressait aux parfums. Elle avait envisagé d’abord de travailler à Grasse, dans un laboratoire où s’inventent de nouveaux parfums. Et puis, elle s’est intéressée à l’art. Elle a découvert l’utilisation des végétaux dans l’art contemporain. Elle a visité des expositions. Elle a visité des jardins. Elle a regardé des vidéos sur YouTube. Elle a lu. Sa mère lui assurait des revenus suffisants pour qu’elle ne soit pas pressée de choisir un métier, et aussi pour qu’elle puisse voyager. Elle a fait un voyage à Singapour. Elle a découvert mon travail en visitant une installation que j’avais réalisée en Suisse, dans une forêt, près de Gstaad. Puis d’autres encore. Elle m’avait écrit. J'ai longtemps habité en Suisse. Puis, en devenant professeure à Nice, j'ai voulu habiter à la campagne. J’ai trouvé à louer cette villa qui possède un jardin. Je ne retourne à Nice que deux fois par semaine. Tout le reste de mon temps, je le passe ici. À m’occuper de mes plantes. J’y reçois mes étudiants. Hortense a pris l’habitude d’y venir. Elle était la personne la plus simple et la plus agréable. Je lui ai proposé de faire ses propres plantations sur une terrasse que je vous montrerai tout à l’heure. Elle y passait des heures. Nous déjeunions d’une salade confectionnée avec les légumes et les fruits que nous avions cueillis. Je lui parlais des meilleurs représentants du land art que j’ai connus, que j’ai fréquentés. Je lui montrais les plans des installations sur lesquelles je travaille. Elle hochait la tête. Si elle me faisait une remarque, les concernant, c’était d’ordre technique. De mon côté, je lisais les notes, je regardais les croquis et les photos qu’elle voulait me montrer. Je lui prêtais des livres. Et puis, elle s’en allait. Parfois, elle était venue et repartie d’ici sans que je la voie. Elle savait où trouver la clé et elle la déposait ensuite derrière le pot de géranium, sur la margelle de la fenêtre. Elle n’avait pas besoin de beaucoup de conseils. Elle était déjà en relation avec deux ou trois galeries. C’était une étudiante sérieuse. Discrète. Elle avait choisi une direction. Elle savait où elle allait. S’il faut chercher l’auteur du crime parmi les autres élèves de l’école? On peut imaginer, bien sûr, une aventure amoureuse qui aurait mal tourné. Mais ce n’est pas le genre de la maison. Nos étudiants ont des mœurs plutôt libres. Ils ne prennent pas la peine d’échanger des promesses. Je ne saurais pas même vous dire si elle préférait les filles ou les garçons. Mais, pour autant que nous parlons de la même personne, je peux vous assurer qu’Hortense menait l’existence la plus saine. Elle était végétarienne. Elle faisait du yoga, elle ne buvait pas d’alcool, elle ne se droguait pas, elle parlait assez souvent avec sa mère au téléphone ou, je veux dire, sur l’écran de son ordinateur, et elle courait tous les matins avec, à son poignet, une montre connectée qui lui permettait de mesurer les distances parcourues et son rythme cardiaque.”

Ces propos tenus par Sybille Antonelli, la professeure d'Hortense Piqueur, ont été recueillis par Tristan Vincourt, l’adjoint de Philippe Lazlo, lors de la visite qu’il lui a faite dans sa maison de Saint Jeannet. Puis, lorsque celui-ci la quitte, Sybille se demande pourquoi elle ne lui a pas parlé de Xavier Tuchard. Elle pense qu’elle aurait dû le faire mais, aussi bien, qu’aurait-elle pu lui dire? Et alors, elle s’en va chercher l’album manuscrit qu’Hortense a laissé chez elle.

Il est sur son bureau. Elle sait qu’il est sur son bureau, au premier étage de la villa, alors elle monte le chercher. Depuis le premier jour qu’elle a appris l’assassinat d’Hortense Piqueur, elle s’est souvenu de l’album que celle-ci avait laissé chez elle, un gros cahier à spirale sur lequel elle notait au jour le jour ses expériences de botanique, ses idées, ses projets, sur les pages duquel elle faisait des croquis, elle collait des photos, parfois sans aucun rapport avec sa recherche. Hortense parlait à son propos de scrapbooking. Elle utilisait des feutres de différentes couleurs et même des pinceaux, ce qui le rendait joli à voir. C’était le journal d’expériences en plusieurs volumes, couvrant deux années de recherche, qu’elle devrait présenter au jury lors de l’examen final qui était prévu pour le printemps prochain, avec d’autres réalisations, bien sûr, sur différents supports, certaines en format numérique, et en toute confiance elle avait laissé le quatrième et dernier cahier de la série à la villa, pour que sa professeure ait le temps de le feuilleter, d’y ajouter peut-être des post-it, comme depuis deux ans elle avait fait avec les précédents volumes. Et Sibylle jusque-là ne l’avait pas ouvert. Il était resté sur une table, parmi des tonnes de livres et de papiers de toutes sortes qu’elle accumulait dans son bureau, à l’étage de la villa où se trouvent aussi sa chambre et sa salle de bain.

Qu’est-ce qui l’a retenue? Qu’est-ce qui la retient encore? 

À partir de quel moment au juste Sybille a-t-elle commencé à se demander si Hortense Piqueur n’était pas entrée en relation avec Xavier Tuchard, le savant botaniste? D’où lui en est venue l’idée? Qu’est-ce qui a fait germer ce doute dans son esprit? Elle en était à se demander pourquoi Hortense ne lui parlait pas de lui, ne lui disait rien de leurs échanges, comme si cette relation entre eux était chose certaine, comme si même elle en devinait la nature, alors que pas une fois l’étudiante n’avait fait allusion à lui, que nulle part dans sa bibliographie elle ne citait ses travaux, que tout portait à croire au contraire qu’elle ignorait son nom? Ou peut-être précisément à cause de cela.

Sibylle Antonelli n’a pas accès, bien sûr, aux courriers électroniques de son étudiante, mais, la dernière fois qu’elle est venue, celle-ci a laissé son cahier d’expériences à la villa, et il eût été normal qu’elle (Sybille) parle de ce cahier au jeune inspecteur, qu’elle monte le chercher dans son bureau pour le lui remettre, mais elle ne l’a pas fait. Et aussitôt que celui-ci est parti, elle se décide. Elle veut en avoir le cœur net.


lundi 14 octobre 2024

Meurtre sur un balcon

Ils ne sont pas bavards. Aucun des trois. Chaque soir ou presque, Quentin Lazlo sonne chez les sœurs. C'est à l’heure du thé. Elles le reçoivent dans leur salon. Viviane est psychanalyste et Edwige, sa cadette, est professeure de piano. Les trois sont de vieux tableaux. Viviane a bien connu le maître. Il a été son analyste, puis son contrôleur, et ils sont restés amis jusqu’à sa mort. Elle a été son alliée la plus intransigeante en même temps que la plus inventive, ce qui lui vaut d’être encore invitée aux congrès de l’École par les jeunes qui ont pris la relève. Les deux n’ont pas toujours habité ensemble. Viviane a toujours habité Nice. Ce qui veut dire qu’elle a beaucoup pratiqué les voyages en train, entre Nice et Paris. Surtout la nuit. Elle emporte du travail. Des articles à lire et à annoter, d’autres à écrire. Edwige s’est mariée et elle a vécu à Besançon, avec un mari géomètre. Elle a eu deux enfants, puis, quand son mari est mort, elle est venue habiter avec sa sœur.
Edwige donne quelques cours de piano, elle fait la cuisine, et à partir de cinq heures de l’après-midi, quand Quentin Lazlo leur fait ses visites, elle tricote. Toujours dans le même fauteuil. Tandis que Viviane, dans un autre fauteuil, écrit des lettres. Elle est ronde comme une vieille pomme ratatinée, elle a des cheveux crépus, elle porte des lunettes. Sans lever la tête, elle dit:
— Quentin, vous ne m’en voulez pas, je finis mon courrier.
Elle écrit à la main, à l’encre bleu-nuit, avec un gros stylo Waterman, sur des feuilles de papier jaune qu’elle tient pincées sur une tablette en bois. En grosses lettres, à cause de sa vue. Et Quentin Lazlo ne lui en veut pas. Il se dit que ses correspondants doivent être heureux de recevoir de vraies lettres, écrites à la main, sur du vrai papier, plutôt que des messages sur leurs téléphones. Ils doivent les conserver. Il aime se trouver avec elles. Il aime qu’ils n’aient pas grand-chose à se raconter. Le thé est excellent, les petits gâteaux aussi, confectionnés par Edwige, et il y a sur la table des revues qu’il peut feuilleter. Mais ce soir-là pourtant, il a une nouvelle à leur annoncer.
Il attend que Viviane en ait fini avec ses lettres, puis il dit:
— Figurez-vous que j’ai reçu, hier soir, un coup de téléphone d’un ami policier. Il voulait savoir si je connaissais la petite Hortense Piqueur.
— Hortense Piqueur? N’est-ce pas la jeune femme qu’on a trouvée assassinée sur son balcon? dit Edwige en resservant du thé avant qu’il ne refroidisse. Et que lui avez-vous répondu?
— Je lui ai dit que oui. Qu’on la rencontrait souvent dans le quartier, qu’elle paraissait charmante, mais que je ne lui ai jamais parlé, que je ne savais pas son nom, jusqu’à ce que j’aie vu sa photo et que j’aie lu cet article dans le journal.
— Tout le monde parle d’elle chez les commerçants, ajoute Edwige. On dit qu’elle était étudiante en art à la Villa Arson. Et alors?
— Alors, rien. Mon ami avait l’air ennuyé. Je ne sais pas ce qu’il avait espéré. Il m’a demandé si je serais libre à déjeuner, dans les jours qui viennent. J’ai répondu que oui, bien sûr. Et il a promis qu’il me rappellerait pour me fixer une date. Mais je me méfie de ses promesses. Dans la police, c’est quelqu’un d’important. Il est très occupé.

— Je voulais juste te demander à quoi ressemblait cette jeune femme.
C’est un matin d’octobre. Quinze jours à peine après l’assassinat. Ils prennent un café dans le jardin de l’hôtel Windsor, au pied du caoutchouc centenaire et au milieu des magnolias dont les feuillages font du lieu comme une grotte.
— À quoi elle ressemblait? Mais tu dois le savoir! Il y avait bien des photos d’elle sur son téléphone?
— Oui, quelques-unes. Pas si nombreuses. Mais toi, tu l’as vu bouger, tu l’as vue vivante. Quel souvenir tu en gardes?
Quentin hésite. Il ne s’attendait pas à ce que son ami lui pose cette question. Et, en effet, il y aurait bien quelque chose à dire, mais il ne sait pas comment le dire. Alors, il se lance:
— Diane chasseresse. Tu connais l’histoire de Diane chasseresse?
— Un peu, mais précise!
— Actéon la voit nue. Mais c’est par accident, un accident qui n’aurait pas dû se produire, parce qu’elle est chaste.
— Oui, j'entrevoyais quelque chose de ce genre. Que je voulais t’entendre dire. Mais précise encore!
— Grande, mince, un corps athlétique. Toujours en leggings et sweatshirts de couleurs sombres, avec des sneakers aux pieds. Et ce visage clair. Ces yeux gris.
— Sans maquillage.
— C’est cela. Sans aucun maquillage. Les ongles courts. Toujours comme si elle devait courir, sauter, filer entre les arbres. Une meute de chiens aboyant derrière elle.Tu es chargé de l’affaire?
— Hortense Piqueur était la fille d’Anaïs Labbé.
— La romancière?
— Elle-même. Je n’ai lu aucun de ses livres mais il semble que ce soit un auteur important.
— C’est ce qu’on dit, en effet. De gros romans, très touffus, très compliqués. Elle est souvent interviewée. J’ai cru comprendre qu’elle habite en Écosse?
— Oui, dans un village pas très loin de Glasgow. Son second mari est écossais. Et je ne sais pas si c’est son éditeur parisien qui est intervenu, ou si elle connaît personnellement le président de la république, mais le ministre m’a chargé de l’enquête.
— Un vrai crime dans les règles de l’art. Ce n’est pas tous les jours qu’on en rencontre encore. Tu devrais être content.
— Que voulais-tu que je réponde? Mais je ne vois pas où je trouverai une heure à lui consacrer. Les affaires dont je m’occupe n'ont rien de romanesque. Tu lis les journaux, tu le sais. Nous avons des victimes tous les jours. Je ne vais pas me coucher sans m’attendre à ce qu’on me réveille pour me dire qu’un incendie s’est déclaré dans la cage d’escalier d’un immeuble des Moulins. Notre quotidien, c’est le narcotrafic. Les missions de la brigade des stups, de la brigade financière et de l'antiterrorisme absorbent tous nos moyens.
— Mais tu as bien quelqu’un dans ton service qui puisse te seconder?
— J’ai un jeune lieutenant. Il vient d’arriver. Je te le présenterai. Il est sympathique, compétent, mais il découvre la ville. Je suis content d’avoir parlé avec toi. L’assassinat d’Hortense Piqueur ressemble, en effet, à un roman de détective. Un roman à couverture jaune, pas à couverture noire. Et qui lit encore les Vieilles anglaises?
— Je crains de ne pas pouvoir t’aider beaucoup, mais je te promets de me remettre à Patricia Wentworth et Agatha Christie. Et tu m’appelles quand tu veux.
— On est bien sous ces arbres. Dommage que, dans la volière, il n’y ait pas d'oiseaux. Et le bleu de la piscine sous tout ce vert. On se croirait en Inde. En moins de dix jours, il est prévu que je me rende au Maroc, aux Pays-Bas et aux États-Unis. Pendant ce temps, toi, tu pourras venir bouquiner ici. Mais il faut que je m’en aille. Je t'appelle très vite.

Le soir, Quentin raconte aux deux sœurs son entretien avec le policier. Viviane semble apprécier l’histoire et s’en amuser. Elle pose son écritoire, elle ôte ses lunettes, elle pince son nez, puis elle dit:
— Je crois que votre ami a été content de vous entendre. On ne sait pas pourquoi, on ne peut pas savoir, mais je parierais que vous avez fait mouche.
Quentin ne paraît pas très convaincu. Ou il fait semblant de ne pas l’être. Il dit:
— Je ne vois pas ce qu’il pourra tirer de mon élucubration.
— Il peut avoir l’impression de mieux connaître la victime. Respirer son parfum. Ce n’est déjà pas si mal. Mais parlez-nous encore de cette Diane chasseresse.
Quentin n’est pas dérangé par la curiosité de son amie, encore qu’elle ne soit pas une amie de longue date. Il a fallu qu’il abandonne la gestion de l’hôtel Meurice à son jeune concierge, puis qu’il quitte son appartement du Palais Longchamp pour venir s’installer ici, dans les quartiers nord. Il dit:
— Je crois que je n’y avais jamais pensé avant. Mais ensuite je me suis souvenu que, quand nous étions jeunes, les très jolies femmes étaient loin de correspondre à cette image que je garde de la victime.
— Elles ressemblaient à des vedettes de cinéma. Elles ressemblaient à Brigitte Bardot. À Claudia Cardinale dansant aux bras d’Alain Delon dans Le Guépard. Et peut-être n'étaient-elles pas au goût du jeune homme que vous étiez alors. Vous voyez qu’il y a tout de même des avantages à vieillir.
— Oui, je crois que vous avez raison. Il me semble que j’aurais été fou amoureux d’Hortense Piqueur. Je lui aurais couru après.
— Et il est probable qu’elle aurait couru plus vite que vous.



jeudi 10 octobre 2024

Où est le Mal?

La pièce où les garçons furent admis était un champ de ruines. Elle était si mal éclairée qu'Achille y était comme une ombre. Il fit asseoir ses visiteurs sur son lit tandis qu’il se tenait debout pour leur parler. D’abord, il fut question d’un jeu qui s’appelait Empty Spitfire. Il dit:
— C’est un jeu réputé le plus sombre et le plus difficile. L’univers est celui des dernières années de la guerre où les villes allemandes sont impitoyablement bombardées par l’aviation britannique. Les combats ont lieu dans le ciel. Ils opposent les Spitfire anglais aux Messerschmitt allemands. Le joueur se voit attribuer un Spitfire qu’il pilote à distance. Le but est d’échapper aux tirs des chasseurs allemands pour aller s’écraser sur l’immeuble de Berlin où se cache le Führer. De sacrifier sa vie en mettant ainsi fin à la guerre qui ravage le monde. Alors, le vainqueur obtiendra pour récompense de connaître le Secret, un secret ultime dont on devine qu’il est lié à la mort du Führer. Et donc, j’y ai joué. Je m’y suis livré comme je ne m’étais jamais livré à aucun de ces jeux diaboliques. En faisant s’écraser mon avion sur la cible désignée, j’ai remporté la partie. Et c’est alors que la Voix m’a parlé. Elle résonnait derrière l’écran de mon ordinateur. Elle m’a dit: “Tu as gagné le droit de le savoir! Les pires crimes qui sont commis aujourd’hui dans le monde, depuis la mort du Führer, le sont par la même créature qui n’est rien d’autre que la réincarnation du Führer, ou son fantôme. Celui-ci prend des apparences différentes dans tous les cas, mais au-delà des apparences, il ne s’agit jamais que d’une même entité: cette Puissance Personnelle du Mal (PPM) qu’on a jadis appelée Lucifer, ou le Prince des Ténèbres, et qui continue à présent de régner sur le monde.”

D’abord, ils ont regardé Achille, tandis que celui-ci ne les regardait pas. Il regardait au-dessus de leurs têtes, dans le noir, dans le vide. Puis, ils ont baissé les yeux et il a dit:
— J'étais sans voix. Je suis resté debout devant l’écran de mon ordinateur comme je le suis devant vous maintenant. Vous pouvez imaginer que cette révélation m’a plongé dans le plus grand effroi. À cause de l’horreur des crimes en question, ceux dont j’avais déjà eu connaissance, comme tout un chacun, au fil des ans, et ceux que je découvrais alors, dont les images s’affichaient sur l’écran de mon ordinateur et qui bombardaient mon esprit avec la plus grande violence et dans le plus grand désordre. Des images d’assassinats, de catastrophes prétendument naturelles, de strangulations, d'écartèlements, de ruptures de barrage, de raz-de-marée, de déraillements de train, de tours jumelles que percutent des avions en plein vol, de rapts, de viols, d’enfermements d’otages dans des tunnels, de tortures et de décapitations. Mais mon effroi tenait aussi à ce que je savais être seul à connaître le Secret. J’étais foudroyé par l'idée que la révélation qui m’était ainsi faite ne s’adressait qu’à moi. Je ne pouvais pas oublier que le jeu était régi par une règle donnée dès l’ouverture et répétée au démarrage de chaque session, selon laquelle le Secret ne serait livré qu’au vainqueur de la course, et à lui seul parmi les autres. Or, pour remporter la partie, j’avais investi dans la compétition toute mon habileté et toute ma force. J’avais bataillé sans relâche, nuit et jour, pour arriver le premier, et maintenant que j’avais atteint le but, que j’avais triomphé, j’étais écrasé par le poids de ce qu’aucun être humain n’aurait dû savoir, et de ce qu’aucun autre que moi ne saurait jamais.

Il s’est tu. Ils ont attendu. Ils craignaient que la moindre question, venant de leur part, ne tarisse le flot de ses aveux. Achille était décidé à tout dire, il suffisait qu’ils l’écoutent en silence, qu’ils lui laissent le temps. Il cherchait ses mots comme des oiseaux qui auraient voleté au-dessus de sa tête. Il suffisait qu’il en attrape un. Enfin il a dit:
— Comprenez-moi! La voix ne m’interdisait pas de partager le secret qui m'était livré avec d’autres personnes, mais comment aurais-je pu le faire? Qui m’aurait cru si j’avais parlé de cet auteur unique de tous les crimes les plus atroces et les plus divers, commis au même moment dans les lieux les plus éloignés de la planète? L’hypothèse de l’existence de cette entité fantomatique était tellement absurde, tellement contraire à l'expérience commune aussi bien qu’à tout ce que nous enseigne la science, qu’on m’aurait pris pour un fou. Et le pire n’était pas là encore.

Un nouveau silence. Un nouvel arrêt, puis il a dit:
— Mes tempes battaient et l’angoisse me serrait à la gorge quand j’en suis venu à douter d’avoir gagné par mes propres moyens. Fallait-il croire, en effet, que mon talent de joueur était tellement hors du commun que j’avais mérité grâce à lui cette révélation? Ou ne fallait-il pas imaginer plutôt que la victoire m’avait été accordée d’avance, parce que la révélation ne pouvait et ne devait s’adresser à nul autre que moi? Que, par un privilège dont je ne voulais pas imaginer la cause, celle-ci m’était destinée depuis toujours, je veux dire depuis ma naissance et peut-être même depuis la naissance du monde? Mais ce ne fut pas tout. Après cette dernière étape, il y en eut une autre encore, cette fois la dernière.

Georges et Olivier ont alors le sentiment de toucher au but. Ils n’osent pas bouger de crainte d’interrompre la transe. Ils savent qu’il suffit d’attendre. Achille s’est enfin assis, et il dit:
— Comme j’étais plongé dans la plus profonde angoisse, comme j’étais déjà séparé du reste des humains, la Voix s’est de nouveau adressée à moi, et elle m’a dit: “Écoute bien! Cet Ange du Mal, qui n’est pas un homme, mais plutôt un fantôme, habite pourtant dans le corps d’un humain. Et cet homme a un nom par lequel je le désigne. Je l’appelle Rodolphe. Mais à quoi peut-on reconnaître l’être néfaste qui l’habite dans le Rodolphe qui se rencontre sur la terre, que ses voisins côtoient, qui a ses habitudes dans des lieux bien réels? Par quel prodige ses semblables pourraient-ils le découvrir un jour, alors que lui-même n’a aucune idée des crimes commis par l’entité néfaste qui le hante? Car ces crimes, comprends-le, se commettent quand il dort, et Rodolphe, au réveil, ne s’en souvient pas. Voilà le fait. Rodolphe, durant le jour, est l'être le plus paisible. On ne peut l’accuser de rien. Lui-même ne peut s’accuser de rien. Mais quand il dort, alors un monstre émane de lui, s’échappe de lui pour aller commettre les crimes les plus épouvantables. Tel est son immense pouvoir en même temps que sa faiblesse. Il ne sait pas qui il est. Son enfer est d’autant plus profond que personne, jamais, ne pourra le confondre. Et pas toi davantage que les autres! Car, à quoi ressemble-t-il, veux-tu me dire? Où irez-vous le chercher? Et même ce nom de Rodolphe, par quoi je le désigne, est-il bien certain que, sur la terre, il n’en ait pas un autre?”

La fatigue maintenant s’entendait dans sa voix. Une vraie fatigue humaine, enfin marquée par quelque chose qui ressemblait à de la pitié, peut-être de la tendresse. La lumière, déjà insuffisante, semblait encore faiblir. Il fallait que son récit s’achève. Clara les attendait derrière la porte. Elle attendait le moment où elle pourrait appeler le docteur Rinaldini pour mettre fin au supplice. Et ce moment de délivrance semblait à présent à portée de main. Achille n’était plus même une ombre, il n’était plus qu’un souffle. Pour finir son récit. Il a dit:
— Et alors, bien sûr, je me suis imaginé que ce Rodolphe si terrible, que cet ange du Mal n'était autre que moi. Je me suis fait horreur. Et ainsi, je me suis trouvé prisonnier de mon secret en même temps que de ma chambre. J’ai cru que, si la voix me parlait, c'était pour me dire que Rodolphe, c'était moi. Et personne d’autre que moi, bien sûr, ne devait jamais l’apprendre, pas même ma mère, et encore moins le docteur Rinaldini. Voilà où j’en étais. Voilà dans quelle prison morale, ce matin encore, j’étais enfermé sans le moindre espoir de jamais en sortir. Voilà quel était mon tourment pareil à celui des damnés. Mais, ce midi, je ne sais pas pourquoi, j’ai pu manger un peu plus que je n’avais réussi à le faire depuis bien des jours. Et ensuite, je me suis allongé sur ce lit où vous êtes assis et, pour une fois, je me suis endormi. Et là, j’ai fait un rêve.

Achille se lève. D’un geste, il allume une petite lampe de bureau, et cette fois il regarde ses visiteurs. Il leur dit:
— Ce n’était plus la Voix qui me parlait, c’était une vision. J’ai vu Rodolphe, j’ai su que c’était lui, et qu’il n’était pas moi. Un homme grand et maigre comme je ne le suis pas, avec des épaules larges, un visage buriné, une barbe mal taillée, des yeux clairs et des cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules. Une manière de vagabond, le plus pauvre des hommes. Un parmi le petit nombre de ceux qui couchent dans les hangars qui sont derrière le centre commercial de Nice-Étoile, et qui attendent que des camions arrivent, souvent de fort loin à travers les frontières de l’Europe. Et alors, aussitôt que je l’ai vu, la paix du ciel est descendue sur moi. J’ai su que cet homme n’était pas un criminel. Que le Mal avait pu quelquefois traverser son esprit comme il avait pu traverser le mien, mais qu’il ne fallait pas croire à l’horrible légende que la Voix m’avait dite. Au milieu de la nuit, quand la ville dort, les énormes camions arrivent de pays lointains. Ils font des appels de phares et, parmi les hommes qui dorment au fond du hangar, il y en a au moins un qui ne dort pas. La nuque appuyée sur une couverture, une cigarette au bec, il écoute de la musique. Alors, il réveille les autres. Ensemble, ils se mettent debout, comme si un Ange les avait appelés. Ils lèvent la tête pour voir s’il pleut encore. Puis, ils se dirigent vers l’arrière des camions. Ils en ouvrent le hayon et, une à une, ils déchargent les lourdes caisses qu’ils transportent.