jeudi 6 juin 2024

Dialogue nocturne

Puis, un soir, comme elle rentrait d’une réunion qui s'était finie tard, et comme elle me trouvait assis dans son salon, elle s’est assise dans un fauteuil, en face de moi, et elle m’a dit: “Monsieur Morel, j’ai appris qu’Arsène était de retour à Nice. Vous le saviez?”
Je lui ai répondu que oui, que je l’avais rencontré, et que même il était devenu un peu notre mécène.
“Comment va-t-il?”
La question était venue trop vite. Visiblement, elle lui brûlait les lèvres. Et dans la demi-obscurité où nous nous trouvions, ses yeux étaient fixés sur moi. Des yeux noisette. Elvire Vanzetti est blonde, le teint clair, avec des taches de rousseur sur les pommettes et sur le nez. Elle portait une robe jaune, à manches courtes, ornée de grosses fleurs roses et de feuillages verts. La réunion avait été celle du conseil d’administration de la mutuelle d’assurances, et elle avait voulu s’y montrer élégante en l’honneur des adhérents. Une réunion qu’elle avait préparée dans ses moindres détails et qu’elle avait animée de bout en bout, à côté du président qui avait ôté sa veste et qui voyait défiler les questions à l’ordre du jour en luttant pour ne pas s’endormir.
Ici, elle avait ôté ses sandales. D’un geste, une fois assise, elle avait retroussé le bord de sa robe sur ses cuisses. Nous étions dans les premiers jours de juin. Il faisait très chaud. On aurait du mal à trouver le sommeil. Elle n’a pas attendu ma réponse. Elle m’a dit: “Vous habitez ici. Vous savez comme les étés sont longs. Et vous savez comme la chaleur peut être écrasante. Deux longs mois pendant lesquels les jeunes s’occupent comme ils peuvent. Je voudrais vous raconter une petite histoire. J’y ai pensé souvent ces dernières semaines. Cela me ferait plaisir. Je peux?"
Je sentais le danger. Mais que pouvais-je répondre? “Bien sûr que tu peux. Je n’osais pas te parler de tout cela, évoquer ce passé, ce n'était pas mon rôle, mais c’est toi qui décides…”
Alors, elle a souri. Un très fin sourire, les coins de sa bouche dessinant des moustaches sous ses yeux de chat, et elle a dit: “C’est vrai alors, tu ne te fâches pas si je te raconte une histoire un peu indiscrète, qu’on ne raconte pas d’ordinaire à son professeur, une histoire du temps où j'étais amoureuse?”
Plusieurs fois auparavant, quand nous nous rencontrions dans l’escalier, je lui avais demandé de ne plus m’appeler Monsieur, et de ne plus me vouvoyer, maintenant que je n'étais plus son professeur. Ou alors, je la vouvoyerais moi aussi. Je l'appellerais Madame. Et chaque fois, elle avait protesté en riant et en disant: “Mais non, Julien, c’est impossible! Pour moi, tu resteras toujours Monsieur Morel!” Et comme elle rougissait d’avoir osé, elle s'était enfuie.

Arsène: la cassure

J’ai beaucoup de mal à raccorder l’Arsène que j’ai connu au lycée Henri Bosco à celui qu’il est devenu par la suite. Une pareille dégringolade! Une fin si tragique! On a du mal à l’imaginer. Parfois je me demande si je ne fais pas erreur, si je parle bien de la même personne. J’ai pourtant été un des rares témoins des étapes successives de sa transformation. Le hasard en a voulu ainsi. Voici comment.

Après le bac, Arsène est parti à Paris. Pendant les sept ou huit ans qu’il est resté là-bas, nous étions sans nouvelles. Faisait-il des études? Avait-il rejoint une autre partie de sa famille qui l’avait engagé à tenir un restaurant? Vendait-il des voitures? Son père, que nous continuions de rencontrer, ne nous en disait rien. Plus d’une fois, j’ai été tenté d’interroger Elvire. Elle continuait d’habiter la cité Torrin et Grassi. Nous étions voisins, je la rencontrais tous les jours. Mais il était évident qu’elle construisait sa vie. Après le bac, elle avait intégré un IUT niçois et, à sa sortie, elle avait trouvé un emploi dans une compagnie d’assurances mutualiste. Et il était évident aussi qu’elle y faisait son chemin. En plus de cela, elle s'était mariée et elle avait un enfant. Le père apparaissait quelquefois mais il habitait ailleurs. Elle disait qu’il habitait à Grenoble pour son travail, qu’il cherchait à se rapprocher d’eux mais que c'était difficile. Puis, elle trouva moyen de tomber enceinte une deuxième fois. Après quoi, le géniteur supposé ne se montra plus. Et elle ne sembla pas s’en plaindre le moins du monde. Elle restait aussi simple, aussi gaie, aussi précise.

La cité Torrin et Grassi était composée de logements sociaux. Nous étions tous locataires. Puis les logements furent proposés à la vente, avec des conditions avantageuses pour ceux qui les habitaient, et Elvire comme moi devint prioritaire du sien. Ses deux parents vivaient encore. Enfin, après leur mort, elle a continué d’y habiter avec ses deux enfants.

Elle avait accédé au rang d’assistante de direction. Son patron, Lucien Baleiro, était un vieux militant communiste qui avait joué un rôle dans la Résistance. Pendant l’Occupation, les faubourgs de Nice, de L’Ariane jusqu'à Contes, avaient abrité des jardins partagés où des militants ouvriers venaient remplir des cagettes de légumes auxquels ils ajoutaient des œufs et quelquefois une poule. Ils transportaient ces victuailles à la ville sur le porte-bagages de leurs bicyclettes. Ils passaient les barrages de police on ne sait trop comment. On imagine la maigre clarté de leurs phares qui éclairaient la nuit sur les routes du Paillon. Mais sans doute, ces phares, les laissaient-ils éteints. Ils naviguaient à la clarté de la lune et des étoiles, comme le jeune Arthur dans la forêt d’Ardenne et comme des marins. À la Libération, le réseau des anciens FTPF était puissant, légitime. Ses hommes contrôlaient le syndicat des employés du rail, et la mutuelle d’assurances avait été créée par eux.

Lucien Baleiro était un vestige vivant de cette lointaine période. Il fourmillait d’anecdotes savoureuses qu’il égrenait en bout de table des banquets. Mais avec les années, le passé avait pris le pas sur le présent. Il n’entendait plus bien, il ne reconnaissait plus les visages et oubliait les noms, et Elvire se tenait près de lui pour prévenir ses erreurs. Elle était ses yeux, ses oreilles, sa mémoire, son intelligence vive, et lui la regardait avec confiance et admiration, comme sa propre fille.

Allais-je avec cela lui demander des nouvelles d’Arène? Étais-je censé me souvenir qu’ils avaient formé un couple d’amoureux à la manière de Roméo et Juliette? Je préférais lui parler de ses enfants. Plus d’une fois, il m'est arrivé de les garder chez elle, les soirs où elle devait sortir et où la jeune fille qu’elle employait ne pouvait pas le faire, occupée qu’elle était par ses études ou pour d’autres raisons. Alors, je leur racontais des histoires, j’éteignais la lumière au-dessus de leurs lits, puis j’allais m’installer au salon pour lire un livre que j’avais apporté en attendant son retour.

Et puis un jour, je l’ai rencontré à Nice (je veux parler d’Arsène). Je me souviens de la scène. C'était dans le petit square qui se trouvait derrière l'hôpital Saint Roch. C’est lui qui m’a reconnu. Moi, j’ai hésité. Il m’est paru amaigri, les joues creuses, la peau tendue sur les pommettes, tout en os et en nerfs. Je me serais attendu à le voir vêtu d’un polo Lacoste gris ou d’un rose pastel. Il portait un complet sombre, trop grand pour lui, sur une chemise blanche, sans cravate, le col ouvert. Il m’a dit qu’il était de retour à Nice depuis bientôt six mois et qu’il avait ouvert une imprimerie. Il m’a dit: “Je parle souvent de vous. Vous savez, nous imprimons des catalogues d’expositions! Vous devriez venir voir comme nous sommes équipés!” Il m’a donné sa carte. J’ai reconnu l’adresse qui était proche de la place du Pin. Et je lui ai répondu que oui, je viendrais.

À cette époque, j’avais commencé à publier les catalogues annuels des travaux de mes élèves. Nous devions en être au deuxième ou troisième numéro. J’invitais des artistes locaux à venir les rencontrer dans ma classe. Certains parmi eux acceptaient d’animer des ateliers où l’on apprenait à rompre avec les genres académiques. Leurs contributions donnaient de l’éclat à nos productions ordinaires. Aux photos des œuvres, nous ajoutions des notices explicatives ainsi que des poèmes écrits en vers libres où il arrivait qu’on joue avec la typographie et l’orthographe des mots. Deux ou trois collègues soutenaient ma démarche, mais la publication de ces catalogues était coûteuse. Je passais beaucoup de temps à remplir des dossiers pour obtenir les financements nécessaires. Je tapais à des portes. Et tout naturellement, j’ai pensé qu’Arsène pourrait peut-être consentir un effort pour réduire nos factures.

Et, en effet, quand je me suis rendu à son adresse de la rue Emmanuel Philibert, il m’a montré les machines, qui avaient dû lui coûter la peau des fesses, puis il m’a ramené dans son bureau où il m’a fait asseoir et où il m’a expliqué que la direction des musées lui avait assuré la commande des catalogues de plusieurs grandes expositions, ce qui lui assurait du travail pour les mois à venir, et il m’a dit aussi que l’impression de nos catalogues annuels serait désormais à sa charge. Les affaires tournaient bien. L’argent ne manquait pas. Il était heureux de pouvoir nous aider en souvenir de ses années d'études. “Ah, le lycée Henri Bosco! m’a-t-il dit. Nous avons eu de la chance. Avec vous, ce n’était pas comme avec les autres professeurs. Nous apprenions beaucoup mais nous nous amusions aussi.” Puis, il m’a demandé si j’avais des nouvelles de ses anciens camarades, sans que le nom d’Elvire soit jamais prononcé.

J’étais étourdi. Je ne pouvais pas espérer mieux. Aussi, suis-je revenu souvent dans les années qui ont suivi. Au fil de mes visites, j’ai vu les murs de son bureau s’orner d’œuvres de Ben, de César, d’Arman, de Sacha Sosno et de Jean Mas. Plus d’une fois, il m’est arrivé d’y rencontrer les artistes eux-mêmes. Ils m’appelaient par mon prénom. Mais il ne pouvait pas m’échapper que tout se passait ici dans le plus grand désordre. On fumait beaucoup. Il y avait toujours une machine en panne, une commande dont on n’était pas sûr de pouvoir la livrer à temps. Des coupons qui s’étaient égarés. De l’encre qui manquait. Du papier qui manquait. Un apprenti qui avait commis une erreur de manipulation. Les employés entraient et sortaient de son bureau sans frapper à la porte. On se disputait. On chahutait. On se livrait à des plaisanteries de mauvais goût. On parlait de clientes avec lesquelles on avait réussi à obtenir un rendez-vous, et qu’on emmènerait à la Siesta ou peut-être à Monaco. Il arrivait qu’on doive travailler une partie de la nuit. On était une équipe. On ne rechignait pas à la tâche. Mais pour tout ce beau monde, le pastis commençait à couler dès milieu de l’après-midi. Si bien que je sortais de là chaque fois un peu ivre, et triste, comme si j’avais assisté aux prémisses d’un désastre ou que je m’étais compromis.

lundi 3 juin 2024

Mekas, Akerman et moi

Les trois courts de tennis étaient fermés le soir, sauf pendant les deux mois les plus chauds de l’année où ils restaient ouverts jusqu'à dix heures. Ils étaient fréquentés par des employés de l’usine mais aussi par des maîtresses de maison qui profitaient de ce que leurs enfants étaient à l'école. Une pagode servait de bureau à des employés communaux qui veillaient à l’entretien des matériels et qui enregistraient les réservations dans de grands cahiers. En revanche, le terrain de football restait ouvert jusqu'à dix heures en hiver et onze heures en été. Ces horaires avaient été choisis pour accueillir les jeunes dont la plupart étaient nos élèves. On voulait éviter ainsi qu’ils errent dans la ville basse, qu’ils traînent dans les rues désertes et qu’ils chahutent sous les fenêtres des habitants qui voulaient dormir.

Les jeunes s’y retrouvaient le soir, après dîner, quand les postes de télévision étaient allumés et qu’ils projetaient une lumière bleutée sur les fenêtres. Les filles venaient à pied, d’un pas nonchalant, en échangeant entre elles des paroles inaudibles, susurrées distraitement, du bout des lèvres, tandis que les garçons faisaient vrombir leurs motos, aux guidons absurdement bas, qui les faisaient se coucher en avant pour les tenir, inlassables à pousser des accélérations sur le même tronçon de route qu’ils parcouraient plusieurs fois, dans des sens opposés. Arsène revenait ainsi de la villa des collines où il avait laissé ses parents. Sa moto était d’une marque anglaise conforme à ses goûts musicaux, plus puissante que les Ducati et les Malaguti de la plupart de ses camarades. Moins bruyante aussi. Certains venaient même à vélo, en montrant les acrobaties sur une roue dont ils étaient capables.

Le terrain était éclairé par des réverbères très hauts, aux cous de cigognes, qui diffusaient une lumière blafarde.

J'étais souvent tenté de filmer ces scènes, de loin, du haut de mon balcon, ou en m’approchant des grillages derrières lesquels j'y assistais. Ces bouts de films auraient pu trouver place dans mon projet d'œuvre vidéographique. Ils auraient même pu en fournir la matière principale, être le sujet de l’œuvre, et mes élèves se seraient volontiers associés à ce travail. Arsène et Elvire en premier lieu. Je leur faisais découvrir semaine après semaine ce qu'avait été le cinéma expérimental de l'époque héroïque, en visionnant sur Youtube des extraits d’œuvres de Jonas Mekas et de Chantal Akerman. Ils m’aimaient bien. Ils montraient une vraie curiosité pour ces propositions formelles si éloignées du cinéma commercial auquel on les avait habitués. Mais les conditions d’exercice de mon métier m’interdisaient de les mettre de la partie. Pour les porter à l'écran où on aurait pu les reconnaître, il aurait fallu que je sollicite d'abord l'autorisation de leurs parents et surtout celle de ma hiérarchie, et les démarches qu’il m’aurait alors fallu entreprendre, les explications qu’il m’aurait fallu donner, les remarques qui m’auraient été à tout coup opposées étaient pour moi dissuasives. Je voulais bien parler du travail de Jonas Mekas et de Chantal Akerman à mes élèves. J’y prenais même beaucoup de plaisir. Mais je ne me voyais pas défendre leur travail, de si belles destinées, devant quelque obscur représentant du rectorat académique. Si bien que j’ai préféré filmer le terrain de football et les bancs où les jeunes filles se tenaient assises, partageant des cornets de popcorns, une fois seulement que tout ce monde était parti. Que ces lieux étaient vides. Si bien qu’il ne me reste pas beaucoup de documents visuels sur lesquels je puisse retrouver Arsène et Elvire, leurs visages, leurs regards, leurs prestances si particulières: quelques photos de classe où on ne les voit jamais l’un à côté de l’autre, comme si toujours ils s'évitaient, une page découpée dans Nice-Matin où il est question de notre participation à une exposition d’art contemporain.

Elle avait eu lieu dans une galerie située sur le port, et le soir du vernissage, Elvire avait bu trop de vin et Arsène s'était engagé à la ramener sur sa moto. Je me souviens maintenant de la marque. C'était une Triumph Bonneville. Et je les avais regardé partir dans la nuit, en me demandant si j’avais bien fait de les y autoriser, si Arsène n’avait pas trop bu, lui aussi, mais il m’avait juré que non. Et c'était l’hiver ou le tout début du printemps. Il faisait froid. Ils avaient une assez longue route à parcourir jusqu'à Contes, et je me disais que le froid réveillerait Arsène s’il en était besoin, et je me disais qu’Elvire se tiendrait attachée plus étroitement à lui, des deux bras noués autour de sa taille, de la tête posée sur son épaule, les yeux fermés. Puis, je suis rentré dans la galerie en me disant: “Que Dieu les protège!” Sur le quai étaient amarrées une enfilade de barques de pêcheurs aux coques colorées que, chez nous, on appelle des “pointus”.