mardi 30 juillet 2024

Présences réelles

C’est le Vendredi saint de 1955, je marche avec ma grand-mère et ma mère sur une colline où il y a des eucalyptus, jusqu'à parvenir à une église dans l'ombre de laquelle nous faisons le signe de croix, allumons un cierge et disons quelques mots d’une prière avant de repartir. Le souvenir dit que nous visitons les églises une après l’autre à l’occasion du Vendredi saint, et que celui-ci précède de quelques semaines notre départ pour la France, pour mes parents et moi. Et ensuite, quand nous sortons de l’église, il se met à pleuvoir, une pluie très fine qui dessine au soleil comme un rideau de soie, et je me souviens aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer dans la même luisance de la pluie mêlée au soleil. Le souvenir est d’une beauté parfaite. Le souvenir dit que je sais alors que notre pèlerinage précède de quelques semaines notre départ pour la France. Et il dit aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer, mais il ne les montre pas. Par les yeux du souvenir, je ne les vois pas. Elles se perdent dans la luisance de la pluie mêlée au soleil du soir.

Je ne suis jamais retourné à Alger, et il est probable maintenant que je n’y retournerai pas. Je ne possède aucune photo, aucune lettre, aucun objet hérité de mon enfance. J’ai longtemps songé à commencer par une enquête. Je me serais rendu chez une vieille cousine (je sais laquelle). Elle m’aurait accueilli dans sa salle à manger au décor un peu kitch. Sur la table, nous aurait attendus, à côté de ses albums de photos, une assiette de pâtisseries confectionnées par elle, exprès pour l’occasion, sans doute de celles qu'on appelle des montecaos, de tradition andalouse, qui sont faits au saindoux, saupoudrés de cannelle. Elle nous aurait servi le café dans des tasses trop grandes. Enfin, j’aurais posé mon enregistreur sur la table, je l’aurais déclenché et je lui aurais dit: Raconte. Mais je sais que je ne le ferai pas, ou peut-être que le ferai plus tard, quand j’en aurais fini de raconter d'après les quelques souvenirs que je garde, qui sont à moi et qui m’ont accompagné jusqu'à présent.

C’est l'été, d’Alger ou de Nice, je ne sais plus. De l’une puis de l’autre ville sans doute. Avant et après l’exil. Je suis debout devant l'évier, à côté de ma mère. Elle fait couler de l’eau du robinet pour m’en faire boire un verre. Elle dit qu’il faut qu’elle coule un peu pour en avoir de la plus fraîche. Elle met la main sous l’eau puis elle y avance un verre qu’elle remplit puis renverse plusieurs fois. Puis elle en boit d’un seul trait tout un verre, puis de nouveau elle remplit ce verre et me le tend. Et elle me dit: Quand on a soif, il n’y a rien de meilleur que l’eau. Dois-je énumérer tout ce que nous n’avions pas

Maintenant, c’est dans les premiers temps que nous sommes à Nice. Mon père a commencé par vendre des cartes postales et des crayons dans la rue. Puis il est devenu agent d’assurances. Il se déplaçait à bicyclette. Il allait assez loin ainsi, non seulement à travers la ville mais jusqu’à Cagnes-sur-Mer ou à Villefranche. Il emportait des sandwichs et quand il revenait, le soir, il nous racontait la beauté des paysages qu’il avait vus. Du vert, de l’eau, des fleurs partout, nous disait-il. Et la mer telle qu'elle se montrait du haut de la corniche. Et maintenant il a trouvé à se placer comme aide-comptable dans le grand garage Renault qui est presque en face de chez nous. Il est le seul algérois parmi les employés, et ceux-ci l’accueillent bien, encore qu’ils se moquent un peu de son accent, comme lui se moque du leur qu’il imite le soir, à son retour chez nous. Et un dimanche, trois ou quatre d’entre eux l'emmènent avec eux à la campagne. Cette campagne est à Sospel, et le soir il en revient avec une cagette remplie de figues. La cagette est posée sur une table autour de laquelle nous nous tenons debout, devant la fenêtre ouverte, et ma mère et moi mangeons les figues tandis qu’il nous raconte quelle route de montagne ils ont dû parcourir pour arriver là-bas. Les virages en épingles à cheveux, les ravins dans lesquels ils ont failli verser, le vertige. Il se moque de lui-même, des frayeurs qu’il a eues, qu’il n’aura pas cachées, qu’il aura même exagérées pour amuser ses camarades. Et ma mère et moi rions avec lui, en continuant d'ouvrir les figues et d'y plonger les dents, heureux et fiers que nous sommes de sa vaillance.

Il nous a fait une place ici, sans l'aide de personne d'autre que ma mère, et sans jamais se plaindre. Nous communiquant au contraire, jour après jour, son courage et sa joie. Ce fut un temps. Ensuite, il y en eut d’autres.

lundi 29 juillet 2024

Les sports et la culture

Je prenais le café il y a peu sur la place Garibaldi avec Laure Quignard et Patrick Allemand quand, au détour de la conversation, Patrick nous a dit que, selon lui, les animateurs de clubs sportifs étaient aujourd'hui les vrais hussards de la République. J’ai applaudi à cette idée, et elle m’est revenue à l’esprit, l’autre soir, en regardant à la télé la cérémonie d’ouverture des JO.

Je me suis dit que nous étions en train d’assister à un évènement historique d’une portée considérable, qui consistait dans la rencontre nuptiale et jubilatoire des sports et de la culture.


Je ne suis pas assez bon connaisseur de l’histoire des sports pour juger s’il s’agissait là d’une première. Si je me trompe, on me corrigera. Mais c’est ainsi que j’ai vécu ce moment.

Nos responsables politiques échouent, depuis des décennies, à réformer l'école. À lui donner plus de tranchant. À alléger le poids que la bureaucratie académique fait peser sur elle. À la faire davantage aimer des professeurs, aussi bien que des élèves et de leurs parents. On s’épuise à vouloir donner le bac à tout le monde, au point qu’il ne signifie plus rien. On renonce à faire aimer la langue et les mathématiques, et pendant ce temps, en marge de l'école, nos jeunes se réjouissent de pratiquer des sports toujours plus exigeants, dans l’exercice desquels ils apprennent tout à la fois à respecter des règles et à se dépasser, en même temps que les mêmes (ou d’autres) se livrent à des expériences artistiques toujours plus audacieuses et toujours plus échevelées. Et tout cela dans une dimension collective qui fait, de chaque réalisation, de chaque entraînement, de chaque répétition, de chaque performance, l’occasion d'une fête.

Il me paraît évident que la société française repose aujourd'hui sur trois piliers, qui sont 1) celui des institutions démocratiques, 2) celui de l’économie, et 3) celui des sports et de la culture conjugués.

Je veux croire que cette conjugaison des sports et de la culture sera de plus en plus étroite dans les années à venir. L’admission de la breakdance au rang des disciplines olympiques en est le signe. Et le vieil instituteur que je suis s’en réjouit au plus haut point. Quel bonheur! Quel bon augure pour l’avenir!


vendredi 19 juillet 2024

Where Is My Love

“J’aurais dû être avec les autres quand la police a envahi le squat de la rue Pierre Pietri, mais Arthur m’avait envoyé dans un appartement de la cité Aristote, à Bon Voyage. Vous connaissez?
— Oui, bien sûr. Que faisais-tu là-bas?
— J'étais chargé de peindre les murs. Depuis le début, j'étais chargé de petits travaux de peinture. Cela se passait dans des appartements qu'ils squattaient pour y accueillir des migrants, sans doute aussi des personnes qui étaient recherchées par la police mais que je n’ai jamais vues. Je prenais tout mon temps. Il me fallait un mois pour faire le travail qu’un autre aurait réalisé en trois jours. En plus, je pouvais rester des semaines sans rien faire parce que j’étais malade. Ils ne m’en faisaient pas le reproche. Ils me soignaient. Et d’habitude, le soir, quelqu’un venait me chercher en voiture pour me ramener au squat de la rue Pierre Pietri où je partageais le repas et où je dormais avec eux. Mais ce soir-là, ils m’avaient oublié. Cela arrivait quelquefois, et j’ai dormi dans le même appartement où je travaillais sans me poser trop de questions. Ce n’est que le lendemain matin, quand je suis allé boire un café au PMU du coin… Il était question de l’attentat. Sur l'écran de télévision où on suivait, l’après-midi, les arrivées des courses de chevaux, on voyait des photos de l'attentat, des vidéos d’interviews de la victime et d’autres personnes qui lui rendaient hommage, et on disait que les complices étaient activement recherchés. Alors, il n'était pas question d'eux… Mais tout de suite j’ai eu peur. J’ai essayé d’appeler Arthur, mais son téléphone ne répondait pas. Alors, j’ai eu encore plus peur, et je suis retourné à l’appartement où j’avais mon chantier
— Et ensuite, quelqu’un est venu te dire que tu pouvais trouver refuge en Algérie?
— Oui, quelqu’un de là-bas. Trois jours étaient passés. On avait annoncé l’arrestation des autres membres du groupe, et ma photo avait été publiée en première page de Nice-Matin
— Ils t’ont proposé de l’argent pour payer le voyage?
— Oui, mais j’ai refusé. Je ne connaissais pas ces gens. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis imaginé que ce pouvait être un piège. Et puis, j’ai pensé à Abel. Je me suis souvenu qu’il avait repris le bail d’un hôtel situé à Caucade, près de l’aéroport. Alors, j’ai traversé la ville en craignant de me faire arrêter.” 


L’hôtel Marilyn fait partie des villas d’allures modestes, à la façade blanche, précédées d’un jardin, qui s’alignent dans l’avenue du Docteur Émile Roux, tout à l’ouest de Nice. On se demande à quels touristes timides il peut bien convenir. Il semble mieux fait pour accueillir les amants de passage, mais aussi des couples de retraités qui y prennent pension parce qu’ils s’y sentent comme chez eux, avec le soleil en plus et des roses sous leurs fenêtres.

Abel m’avait demandé d’arriver un peu tard, quand il aurait fini de servir ses clients et que ceux-ci auraient regagné leurs chambres. Et d’abord, nous avons dîné tous les trois, et j’ai été surpris que le menu fût le même que celui que j’avais partagé un jour, sur le port, avec les patrons de La Barque rouge et leur chanteuse. Des tranches de foie persillé, cuites à la poêle, accompagnées de tagliatelles.

Nous avons bu du vin. Abel a fait la conversation. Il a parlé du bruit que les avions faisaient dans le ciel. Certains clients s’en plaignaient mais ceux qui restaient plus longtemps en prenaient l’habitude. Surtout les plus vieux. Ils disaient qu’il était rassurant de savoir ainsi que le monde continuait de fonctionner. Que c’était comme le bruit des sirènes des voitures de police et celui des ambulances qu’ils entendaient la nuit. Eux ne servaient plus à grand chose, disaient-ils, mais qu’au moins les avions continuent d’atterrir en douceur, et que les ambulances continuent de transporter les malades, et que les pompiers courent éteindre les incendies avant que les habitants des immeubles ne sautent par les fenêtres! Que demander de plus au monde et à la vie? La France était tout de même un beau pays! Et pendant tout ce bref repas, Arsène n’a pas dit un seul mot. Il a bu plus que nous. Mais ensuite, Abel a allumé une cigarette, il s’est levé pour débarrasser la table et, comme j’ai voulu l’aider, il m’a répondu que non, qu’il fallait maintenant que j’emmène Arsène faire une promenade au grand air. “Il n’attend que cela, m’a-t-il dit. Il t’attendait depuis trois jours. Prenez votre temps. Je crois qu’il a beaucoup de choses à te raconter.” Et c’était la première fois, depuis que nous nous connaissons, qu’Abel me tutoyait.

Et alors, ça n’a pas fait un pli. À peine nous étions-nous éloignés que, sans préambule, Arsène a commencé à me raconter tout ce que j’ignorais encore.

Il m’a expliqué comment le groupe commandé par Arthur avait pris soin de lui. Comment il avait pu survivre en marge de ce groupe sans se sentir complètement perdu. Sans se noyer. Il a dit: “Ils parlaient devant moi, c’est vrai, mais ils savaient que je ne les écoutais pas, que j’avais l’esprit ailleurs. C'était surtout le soir, quand nous allions manger notre couscous au restaurant de chez Kader, où nous étions les seuls clients, derrière le rideau de fer à demi baissé, et où il y avait toujours de la musique. Ensuite, nous rentrions en marchant lentement dans la rue déserte. Je marchais derrière eux. C’était le moment où Arthur prenait Maria Luisa par le cou. Il tenait une cigarette dans l’autre main, et il continuait de parler. Maria Luisa était plus grande que lui. Ils étaient rigolos. Arthur parlait pour les autres en même temps que pour elle. Il faisait son métier de chef. De nuit comme de jour, il ne cessait pas d’expliquer, de raconter. Mais à présent, c'étaient plutôt des anecdotes concernant des aventures qui s'étaient déroulées ailleurs, dans d’autres villes. Souvent en Italie. Et c'était le moment où les autres riaient avec lui. Leurs voix résonnaient dans la rue déserte, sur la façade grise de l’église Saint Étienne. Parfois c'était Frida, parfois c’étaient les deux qu’il prenait par le cou, et elles se trouvaient ainsi emportées avec lui comme s’ils avaient volé, pas très loin du sol, plutôt comme s’ils avaient glissé sur des tapis volants ou sur des courants d’air.

Puis, il m’a parlé de ses habitudes de peintre, des visites que Maria Luisa venait lui faire, à l’heure du déjeuner, dans les appartements où il s’employait tant bien que mal à repeindre les murs. Où elle lui disait les doutes, les espoirs, les tourments que lui inspirait son amour pour Arthur. Où elle lui parlait de l’Irlande où elle aurait voulu aller vivre avec lui. Et comment ils finissaient par s’endormir en écoutant la pluie qui tombait dans la cour, derrière les fenêtres ouvertes.

Enfin, après longtemps, il m’a parlé d’Elvire. Il m’a raconté cette soirée étrange où ils avaient pique-niqué sur la plage, avec leurs amis, avant de remonter à pied, seuls tous les deux, dans l’obscurité, jusqu’à se retrouver à la terrasse d’un glacier qui formait un îlot de lumière. J’avais compris la chaleur étouffante qui collait les vêtements sur la peau, et la présence soudain de cet homme en chemise blanche qui semblait trop bien connaître Elvire, sans s'étonner d’ailleurs qu’elle fût avec Arsène. Mais ils étaient si jeunes, et c’est seulement alors que j’ai pu lui demander si, depuis cette lointaine époque, il l'avait revue. Et il m’a répondu que oui, oui, bien sûr, un certain nombre de fois, quand il était imprimeur, depuis qu’il était revenu de Paris.
“Oui, oui, a-t-il redit encore. Mais combien de fois, je ne saurais le dire. Elle m’appelait à mon bureau et elle me disait: ‘Ce soir, demain, s’il te plaît, tu m'emmènes promener dans ta belle voiture? Tu veux bien?’ J’avais alors de belles voitures. Et nous allions nous promener ainsi sur les routes des collines. Des nuits entières à errer, à parler, à nous arrêter n’importe où dans les vignes de Bellet, à couvrir les vitres avec la buée de nos souffles. Puis, nous sortions pour faire quelques pas dans les chemins creux. Parfois il faisait froid et nous tremblions de tous nos membres en nous tenant la main. De là-haut, vous savez, on voyait les pistes de l’aéroport mieux qu’on ne les voit d’ici. Et puis nous repartions sans savoir où aller, juste pour errer jusqu'au petit matin.
— Et tu dis que c'était elle parfois qui t’appelait?
— Non, c'était elle toujours. Quant à moi, je n’osais pas le faire. Je n’avais aucune place dans sa vie. Je ne voulais pas déranger sa vie. Elle avait des enfants, un vrai métier. Et moi, qui étais-je pour la solliciter, pour la distraire, qu’avais-je à lui offrir, même si je ne pensais qu’à elle? Elle était la personne la plus merveilleuse du monde et, malgré mes belles voitures, je n'étais qu’un voyou.
— Tu n’étais qu’un voyou, Arsène, mais elle t’a aimé!
— Ne dis pas cela, professeur! Peut-être que je mens. Peut-être que j’exagère. Tu sais comme j’ai bu! Je ne sais pas combien il y a eu de fois pendant toutes ces années. Peut-être dix, peut-être cinq, peut-être deux seulement.
— Peu importe combien de fois, Arsène. L’important, c’est qu’elle t’a appelé.
— Tu es gentil, professeur. Tu lui diras que nous avons parlé d’elle et que je l’ai aimée.”
Et c’était la première fois qu’à son tour, il me tutoyait.


Le lendemain, à l’aéroport, il a été arrêté. Il a été mis en prison et quatre mois plus tard, il a été libéré pour raison de santé. Nous nous sommes vus une fois dans un café. Il est venu chez moi, un soir, et nous avons dîné en écoutant de la musique. Il ne pouvait plus boire, il ne pouvait plus fumer, il fermait les yeux pour écouter la musique. Je lui ai fait écouter Where Is My Love de Cat Power. Il est mort bientôt après.

Au crématorium de l’hôpital Pasteur, nous étions quatre: Elvire, Maria Luisa, Abel et moi. J’avais apporté quelques photos de Contes, Elvire en avait apporté d’autres. Nous les avons alignées sur un banc.
“Vous pourriez en faire un petit livre”, a dit Maria Luisa.
“Il faudrait y ajouter un texte”, a dit Abel.
J’aurais aimé y ajouter leurs voix.