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Articles

À voir comment!

J’ai entrepris de faire un grand ménage dans ce blog que j’ai ouvert en novembre dernier. Je me suis décidé à réunir la plus grande partie des textes qu’il contient dans des livres, que je propose à la fois en format papier (qu’on peut acheter en ligne) et en version numérique (qui reste gratuite). On les trouvera désormais accessibles sous l’onglet Librairie . Deux premiers volumes sont déjà parus: Tendres guerriers , et Torquedo . Je travaille au troisième, qui s’intitulera Neige et sable . D’autres suivront. Et pour m’alléger autant que possible, je supprime du blog, ou j’archive, au fur et à mesure, tous les textes ayant trouvé place dans les livres. Quand on fait du ménage, tout paraît plus clair, et je profite de l’occasion pour dire quelques mots de la vision que j’ai aujourd’hui de mon propre travail. Je suis heureux de voir que certains textes que j’ai écrits il y a fort longtemps voisinent si bien avec d’autres beaucoup plus récents. Les échos que ces textes se renvoient, le...

Les Don Juan

Devant Le Select, à partir de six heures du soir, il y avait des voitures garées en double-file, et c’étaient plutôt de jolies voitures. Les hommes qui se retrouvaient là étaient des Don Juan. Il suffisait de les observer depuis le trottoir opposé, d’observer leur manège. Ils étaient un petit groupe, occupés à rire et à parler, debout au comptoir, à boire des bières ou des whiskys en piquant du bout des doigts dans des bols d’olives, en même temps qu’ils passaient des coups de téléphone. Parfois, c’était déjà la nuit et le bar était éclairé par des lampes au néon. Mais le plus souvent c’était l’été, les jours n’en finissaient pas. À Nice, l’été commence au mois de mai, et il est difficile de garder l’esprit au travail et à la famille quand les soirées n’en finissent pas, que les plages se couvrent de tables blanches où dînent les touristes et que les ciels sont émeraude. Il en arrivait d’autres. Puis, il fallait qu’il y en ait un qui sorte, l’air content, en agitant les clés de sa voit...

Des visages du monde

Notre présence dans tel endroit du monde nous étonne toujours. Nous sommes ici, depuis peu, ou peut-être depuis toujours, comme aussi bien nous pourrions être ailleurs, et en même temps il se trouve que nous sommes ici, bien sûr, et nulle part ailleurs. Et cet étonnement marque la dimension poétique de notre rapport au monde. Je ne crois pas que la poésie soit aujourd'hui encore un genre littéraire, mais je crois qu’il y a une dimension poétique dans notre rapport au monde, et qu’elle tient, dans certains cas au moins, à notre étonnement de nous trouver ici plutôt qu'ailleurs. En cela consiste l’énigme, le charme, le mystère. Les visages du monde correspondent à des expériences personnelles. Pour cette raison, nous sommes tentés de croire qu’ils seraient toujours uniques, apparus dans l’instant, aussitôt effacés. Mais les œuvres d’art nous montrent qu’il n’en va pas ainsi. Le même artiste peut passer sa vie à déployer (décliner) le même visage du monde. Et un grand nombre d’art...

Je me souviens

Je me souviens des images que j’aurais pu filmer et que je n’ai pas filmées quand j'étais professeur au lycée de Contes et que j’habitais là-bas. Elles sont inscrites dans ma tête. Celles des tours de la cimenterie que j’apercevais du haut de mon balcon. Celles que j’allais recueillir, au bout de ma promenade du soir, en marchant le long de la route, jusqu’au terrain de sport où se retrouvaient les jeunes habitants du faubourg, que j’observais derrière les grilles, sans me laisser voir. Celles de leurs motos pétaradant, cabrées sur la roue arrière, au risque de se casser le cou. Celles de la piscine en plein été. Celles des nuits de bals. Des longs plans fixes, à la manière de Chantal Akerman, qu’il me suffirait de raccorder maintenant que je n’y habite plus et que je ne suis plus professeur. Que je ne suis plus empêché par rien. Je disposerais à présent de tout le temps nécessaire pour en faire le montage. Il me suffirait d’y ajouter un texte que je lirais en off , et j’obtiendrai...

Heartbreak Hotel

J’en suis venu à me demander si La Barque rouge existait bien. Les souvenirs que je gardais des nuits passées là-bas, dont certains me revenaient en mémoire des semaines plus tard, de manière totalement imprévisible, parfois lorsque j'étais en cours, étaient si sombres et si confus, mêlés si étroitement d’ivresse et d’angoisse, que je croyais avoir rêvé. On m’aurait dit que, dans la pénombre du lieu et dans l’état d’ivresse où je m’étais trouvé, j’avais assisté à un meurtre, je l’aurais cru. Et on m’aurait dit que je m’y étais moi-même livré à la débauche, aux pires turpitudes, j’en aurais été horrifié, j’aurais juré que non mais je l’aurais cru aussi. Le cabaret occupait le rez-de-chaussée d’une petite maison à peine plus haute que large, flanquée d’immeubles en pierre de taille qui avaient dû servir d’entrepôts, à l’époque où l’activité du port battait son plein, et qui étaient maintenant abandonnés aux courants d’air et au vol saccadé des chauves-souris. Or, derrière la scène où...

Anouk Aimée, l’incarnation

A-t-on dit que, dans l’émotion provoquée par Un homme et une femme au moment de sa sortie, il entrait pour une part le souvenir proche et douloureux de la Shoah, en tant que la beauté particulière de l’actrice signait son appartenance à la communauté des victimes? Même si l’on n’en disait rien, on ne pouvait pas ne pas voir que la tristesse que montre le personnage ne tient pas seulement au deuil de son mari, mort dans des conditions accidentelles, mais plus profondément aux persécutions que l’Allemagne nazie avait infligées aux Juifs, jusqu’au cœur de Paris, avec la complicité de l’administration française et de sa police. Des persécutions injustes, scandaleuses sur lesquelles la France d’alors faisait encore silence, qu’on n’était pas loin de vouloir passer par pertes et profits, qu’on n’était pas loin de considérer comme “un détail de l’histoire”, mais dont la mémoire est portée (incarnée) dans le film par l’actrice elle-même, dans la réalité de son visage, de ses gestes et de sa v...

La Barque rouge

J'étais attiré vers le port. Il y avait sur le port une boîte de nuit qui m'attirait de loin, certains soirs. Elle n’existe plus aujourd'hui. Elle s’appelait La Barque rouge. Je ne cédais pas souvent à son attraction. Deux ou trois fois par an peut-être, en toute dernière extrémité. Je savais qu’en toute extrémité, je pouvais me rendre là-bas. Je gardais cette idée en tête. Et je savais aussi qu’il m’était difficile de revenir à Contes les nuits où je m’y attardais, disons au delà d’une certaine heure, ce qui arrivait toujours. Je savais qu’en sortant de La Barque rouge, à deux ou trois heures du matin, je n’avais plus la force de rentrer chez moi. Il fallait que j’attende le jour. Je marchais sur les quais, à pas prudents, de crainte de tomber à l’eau. L’enseigne de La Barque rouge restait éclairée derrière moi. Je n’allais pas bien loin. Je m'éloignais de dix pas, puis je revenais. Puis, de dix pas encore dans la direction opposée. En regardant le ciel et ses nuages l...