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Articles

L'intrus

Depuis mon départ d'Amsterdam, le contact avec Gaïa était rompu. Un soir, elle m’avait annoncé qu’une place était réservée à mon nom dans le train de Paris qui partait le lendemain à la première heure. J'avais donc obéi. À midi, le jour suivant, nous n'étions pas plus tôt rentrés en France que mon téléphone s'est remis à fonctionner et que ma connexion internet a été rétablie. Mais je n’y trouvais aucune trace des nombreux échanges que j’avais eus avec elle. Elle m’avait dit la veille, en souriant: “Vous pouvez être content, votre pénitence se termine.” Et plus d'une fois, cette phrase devait me revenir à l’esprit. Pourquoi avais-je été retenu dans cette ville? Qu'était devenu le Marie-Madeleine attribuée à Giorgione, dont aucun catalogue n’avait signalé l’existence avant qu’il apparaisse, comme par miracle, dans l’exposition de Melbourne? Et qu'était devenu surtout ce monsieur Leon Chomsky qui prétendait le vendre et que j’aurais dû rencontrer à une adress...

Le Pays sans nom

Après mon retour d'Amsterdam, ma vie a changé. J’ai quitté la compagnie d'assurance pour laquelle je travaillais depuis une dizaine d’années et j’ai repris mon activité d'expert indépendant. J'étais en relation avec Monsieur Yoo Hyun-mee, basé à Séoul, qui avait fait fortune dans la fabrication des semi-conducteurs, et qui était aussi collectionneur. Ses goûts étaient éclectiques, il pouvait se le permettre, mais il souhaitait acquérir certaines œuvres significatives de la Renaissance italienne, et il m’a proposé de devenir son conseiller en la matière, et son négociateur, ce qui m'assurait un revenu suffisant et qui m'offrait maintes occasions de voyager encore. Au même moment, j’ai choisi de quitter Paris pour m’installer à Nice. Je n’avais aucune attache dans cette ville, aucun passé, mais j’avais le désir de commencer une autre vie, sans trop savoir ce qui me séparait désormais de l’ancienne. Et, sans savoir non plus ce qui m’attirait si fort dans d’autres d...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...

Google Meet

“Monsieur Debord, comment s’est passée votre journée?” C'était la première question que me posait Gaïa, aussitôt que le contact visuel était établi entre nous. Et Gaïa attendait que je lui dise alors quelles étaient mes impressions, quelle était mon humeur, mais je devais découvrir bien vite qu’elle n’attendait nullement que je l’informe des événements qui s'étaient déroulés, que je lui révèle aucun détail matériel les concernant, car elle les savait mieux que moi. Je me sentais surveillé. Je me savais tout à la fois menacé et protégé, et la menace aussi bien que la protection prenaient la forme d’une surveillance dont je percevais les signes, à chaque instant, sans pouvoir deviner de quel côté ils parvenaient jusqu'à moi. À la fin d’une journée, j’aurais voulu savoir si tel drone qui avait voleté au-dessus de ma tête, si ce regard plus insistant que les autres que j’avais surpris, à tel moment, par-dessus l'épaule d’un passant, si telle brusque bousculade qui s'éta...

Un bouquiniste

La boutique du bouquiniste, je crois que je l’ai découverte très vite, sans doute le deuxième jour. C'était un antre minuscule prolongé par un sous-sol auquel on accédait par un escalier en bois. Le maigre espace était rempli partout, jusqu'aux plafonds, de livres d’occasion, rangés, empilés, oubliés dans le plus grand désordre. Il fallait se faufiler entre les piles. Sur les étagères, ils s’alignaient en plusieurs couches. Rechercher parmi eux un titre précis, ou qui pouvait seulement convenir à vos goûts littéraires, relevait de la gageure, mais il arrivait néanmoins que le hasard fît bien les choses. Le vieux libraire était en outre un homme charmant qui était capable de s’exprimer et même de lire dans plusieurs langues. Il était petit et maigre, le visage pâle, toujours vêtu d’une superposition de gilets tricotés et d’un pantalon trop large. Il avait instauré dans son commerce un principe de prix unique tout à fait remarquable. Ses livres étaient tous vendus au même prix de...

Gaïa

J’avais l'habitude de me servir d’outils numériques pour me repérer dans l’espace des villes et pour me faire comprendre. En plus de quoi, je prenais quantité de photos qui attestaient de manière précise de mes lectures et des endroits où je passais. Enfin, j'utilisais le dictaphone pour enregistrer les personnes que j'interrogeais sur la provenance des œuvres, sur les conditions matérielles dans lesquelles ils les avaient acquises, et pour ajouter à leurs propos les commentaires qui me paraissaient utiles. Grâce à quoi, au moment de rédiger mes rapports, je disposais de tout le matériel nécessaire, et je pouvais me permettre de fignoler, d’organiser mes paragraphes, de soigner le style. Je faisais en sorte de ménager le suspens, donnant ainsi au compte-rendu de mes enquêtes le tour amusant d’aventures policières. L’avocat du cabinet, à qui je devais les remettre, les qualifiait de “vrais romans”. Mais, à Amsterdam, il n’en fut pas ainsi. Mon téléphone avait été neutralisé ...

La mission abandonnée

Il y a dans la ville des quartiers peu recommandables, où domine le bizarre. Longtemps je les ai évités. Depuis trois ans, je ne les évite plus. Je suis devenu une silhouette habituelle de ces rues. Je parle de trois années. Un autre chiffre conviendrait aussi bien. Il me semble que mes explorations ont toujours lieu à la fin de l’automne, une fois la nuit tombée. Il m’arrive bien sûr de vivre d’autres moments qui se déroulent ailleurs, dans un autre monde. Ceux que je passe à explorer les rues fardées de lumières se situent hors du temps. Ils forment un labyrinthe dans lequel les lieux, les personnages, les circonstances ne se succèdent pas mais se croisent et se répètent.  Je dois relater d’abord un épisode de ma vie qui s'est produit il y a longtemps, dans le vrai monde, celui où maintenant j'écris. Ma profession voulait que je voyage beaucoup. J’avais été envoyé à Amsterdam où je devais expertiser un tableau pour le compte de la société d’assurance qui m’employait alors. J’...