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Articles

Titus (3)

Titus a toujours eu du mal à trouver des contrats, et le temps n’a pas arrangé les choses. Le jazz, ce que lui, Titus, appelait le jazz, était passé de mode. Il reculait moins vite en Europe qu’il le faisait aux États-Unis, mais il reculait tout de même. Les boîtes de nuit, à Lisbonne, où il pouvait proposer ses services, ne se comptaient plus que sur les doigts d'une main, aussi lui fallait-il se déplacer. Il était connu à Paris, à Londres, en Italie, il avait pour amis quelques solides pointures, comme Dédé Ceccarelli, Eddy Louiss, Michel Petrucciani, et d’autres aussi célèbres. Grâce à eux, qui l’embarquaient dans des projets, qui le recommandaient pour son talent, il ne restait jamais bien longtemps sans travail. Et il n'hésitait pas à s’embarquer dans d’interminables voyages en train, qui le conduisaient parfois jusqu'à Prague ou en Lituanie, et il avait beau ne jamais se plaindre dans ses lettres, bien sûr, je m'inquiétais pour lui. Il fut un moment où j’envisagea...

Titus (2)

Titus était l’aîné. Il avait huit ans à la naissance de mon père, ils habitaient à Buenos Aires, et Titus s’est beaucoup occupé de mon père quand leur mère est restée seule. Puis, quand mon père a eu douze ans, Titus les a quittés, d’abord pour les États-Unis, ensuite pour l’Europe. Il voulait faire du jazz. Et quand ma mère est tombée malade, mon père a songé à m’envoyer chez lui, à me confier à lui. Il m’a mis dans un bateau et j’ai fait le voyage pour vivre pendant trois ans auprès d’un homme que je ne connaissais pas. Les choses se sont passées ainsi. Pour autant, qu’est-ce que mon père savait de lui, après toutes ces années de séparation, sinon que Titus avait continué de faire de la musique et que désormais il vivait à Lisbonne? Pas grand chose, je crois. Ils ne s'étaient jamais revus, ils avaient dû s'écrire, de loin en loin, mais je crois que mon père n’avait pas une grande estime pour lui, que, pour une raison ou une autre, sans doute parce que Titus était parti et qu’...

Titus (1)

Quand j’ai annoncé que mon oncle Titus avait été victime d’une agression, chez lui, à Lisbonne, tout le monde s’est bien douté que le personnage en question était lié au Cercle, sans quoi je n’aurais pas évoqué son cas devant cette assemblée. Mais à part Fernando Auguri et sans doute aussi Anna Maria, personne ne pouvait savoir comme je savais que le Cercle de Lisbonne était dissous depuis longtemps.  Je m'étais adressé à Auguri, notre Secrétaire, et à lui seul, comme c’était la règle, et celui-ci m’avait répondu: “J’en suis désolé pour votre famille. Votre oncle a survécu? — Oui, par chance! Mais on me dit qu’il n’en sort pas indemne. Que son esprit est troublé par le choc qu’il a reçu. — J’imagine que vous souhaitez vous rendre auprès de lui? Que vous envisagez de faire le voyage? — En effet, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Si ma présence ici n’est pas indispensable dans les prochaines semaines… — Bien sûr que non! Les affaires sont plutôt calmes en ce moment. Prenez tout v...

Des voyageurs romantiques (6)

“Je possédais un canot à voiles qui s’appelait l’Ariel, et qui valait bien soixante-quinze dollars environ. Il avait un pont coupé, avec un coqueron, et il était gréé en sloop; — j’ai oublié son tonnage, mais il aurait pu tenir dix personnes sans trop de peine. C’était avec ce bateau que nous avions l’habitude de faire les plus folles équipées du monde; et maintenant, quand j’y pense, c’est pour moi le plus parfait des miracles que je sois encore vivant.” Vous reconnaissez ce canot? C’est celui qu’Edgar Allan Poe attribue à Gordon Pym au tout début de ses aventures. Celui de Luigi Castigliani était en tout point pareil. Luigi s’en servait pour la pêche, il s’en servait aussi pour promener des touristes dans le golfe de La Spezia. Jérémie le lui avait loué deux ou trois fois pour se promener, au coucher du soleil, en emmenant Cécile. Et cette nuit-là, c’est l'idée de ce frêle navire qui nous a rendus fous. Jérémie était parti tout de suite après la dispute. Cécile était dans l’escal...

Des voyageurs romantiques (5)

Qu’est-ce que Cécile avait pu dire à son père pour que celui-ci accepte de revoir Jérémie Shankar après l’épisode dit de “la fugue parisienne”? Probablement qu’elle était la seule fautive. “Jérémie, tu comprends, venait d’apprendre, en arrivant à Paris, qu’il ne figurait plus au casting de la prochaine saison de Che ti amo . Un message qu’il avait reçu sur son téléphone. Le personnage qu’il incarnait depuis le début avait été exfiltré du scénario, on l’avait fait mourir dans un accident de voiture. Et Jérémie ne s'était pas attendu à cela, il avait le moral en berne. Alors, j’ai voulu le rejoindre, mais lui ne voulait pas… — Mais enfin, Cécile, il t’avait annoncé la nouvelle! Il avait fallu qu’il se plaigne auprès de toi, pour que tu t’appitoies sur son sort! Tu penses qu’il n’avait personne d’autre à qui parler? Qu’il avait besoin d’une gamine de dix-huit ans pour lui dire ses déboires? — Il faut croire que non, en effet, il n’avait personne d’autre à qui se confier. Peut-être que...

Sept slogans

Soyez indulgent envers les autres et envers vous-même! Éloignez-vous de tout discours viriliste de radicalité! Soyez sceptique! Réservez-vous pour les combats qui en valent la peine et que vous avez une chance de remporter! Évitez la dispute! Ne vous justifiez pas! Faites! Ne réfléchissez pas trop! Il y aura plus dans ce que vous ferez!

Le problème de l'eau (3)

Cette nuit-là, quand Alejandro sort du motel, il voit la voiture de Dennis garée sur le parking, tous feux éteints, et aussitôt après il voit que deux personnes sont assises dans la clarté de l’habitacle, sur le banc de la station d’autobus. Alors, il se dirige vers elles et, d’assez loin, il reconnaît Daria et Dennis. Il marche lentement dans leur direction, il n’est pas sûr de ne pas rêver, à chaque pas qu’il fait, il s’attend à ce que la vision se dissipe, ou que les deux humains soient remplacés tout à coup par deux corneilles, mais l’image au contraire se précise, c’est bien eux, assis sur ce banc comme deux collégiens qui se seraient retrouvés à la sortie des cours, un peu à l’écart des autres, pour mieux se parler, pour apprendre à se connaître. Et eux, de leur côté, ils le regardent approcher. Sans doute, l’ont-ils reconnu, car ils ne se lèvent pas mais ils sourient. Alors, Alejandro ne peut pas faire autrement que de sourire, lui aussi. Dennis finit par se lever. Il dit: “Nous...