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Articles

Un médecin de campagne

On disait qu’il ressortait, la nuit, pour parcourir les routes. La voiture était la sienne. Il la sortait de son garage, des voisins entendaient le bruit de son moteur dans la rue étroite. Puis, il filait sur les routes, à grande vitesse, toujours seul. On n’en a jamais su davantage, ce qui n’a pas empêché de beaucoup parler. Et le matin, à l’heure où débutaient ses consultations, il était de nouveau là, en blouse blanche. Il vous recevait avec toujours une cigarette au coin des lèvres, les yeux noirs, et personne ne s’est jamais plaint qu’il ne lui eût pas accordé l’attention qu’il fallait, ni qu’il se soit trompé dans les remèdes qu'il prescrivait, le pharmacien en est témoin. Il écoutait, il parlait peu. Il était sans doute celui qui en savait le plus sur nous, les gens du village, personne pourtant ne s'est jamais plaint qu’il ait trahi aucun secret, la nature de sa maladie ou celle de sa femme, ou celle de ses bêtes. Il fréquentait le Café de la Poste aussi bien que les au...
Articles récents

Sur le balcon

Parfois, les soirs d'été, quand la chaleur vous avait accablé depuis des semaines, que vous n’aviez pas osé sortir de chez vous avant cinq heures de l'après-midi, il arrivait que le ciel se couvre, que les arbres frémissent. Et on devinait que, pas très loin de là, dans les montagnes de l'arrière-pays, l’orage se préparait. On devinait qu’il éclaterait au milieu de la nuit et qu’alors il remplirait le ciel, qu’il n’y aurait plus que lui comme un dieu ou comme un pitre pour faire le spectacle. Ici, il ne se passerait rien, mais quand il en avait l’intuition, il fallait que J. s'arrête de marcher dans le boulevard qui monte, il fallait qu’il se glisse dans l’encoignure d’une porte, qu’il s’y mette à l’abri, comme s’il avait pu craindre qu’une abondante averse soudain ne s’abatte sur lui, et il attendait debout, aux aguets, tous les sens en éveil. Il dressait l’oreille à l’affût des bruits lointains des premiers tonnerres, de leurs roulements sourds. Il se souvenait qu’il ...

Sériel (12-18)

12 - Mes écrits rencontrent quelques lecteurs. Le blog dépasse souvent les deux cents impressions journalières (476 hier). J’en suis heureux, mais ces visiteurs restent très peu nombreux à s'intéresser au dispositif dans son ensemble, au Projet Nice-Nord, à l’œuvre en construction dans son format numérique. Deux lecteurs seulement ont demandé l’accès aux galeries souterraines où je stocke l’uranium enrichi . 13 - Les présentations que Jacques-Alain Miller fait du “dernier enseignement” et du “tout dernier enseignement” de Jacques Lacan sont claires et stimulantes, mais je crains qu’elles masquent, aux yeux d’une partie du public, ce qui reste constant dans la pratique de la psychanalyse. Freud invente un dispositif et il y adjoint une règle qui est celle de “libre association”. Ensuite, il essaie de comprendre ce qui s’y joue, pourquoi ça marche, et les enseignements qu’il en tire évoluent au fil du temps. Lacan ne fait rien d’autre que poursuivre la démarche d’élucidation, et les ...

Sériel (1-11)

1 - À côté de musiques conçues pour être écoutées par des gens assis, d’autres sont conçues depuis toujours pour faire danser, aussi bien l’aristocratie viennoise, si on songe aux valses de Johann Strauss, que le bon peuple comme celui des bals d’Hussein-Dey. Une troisième fonction dont seuls les spécialistes semblent garder la mémoire: celle des musiques conçues pour être jouées par des amateurs, en famille, entre amis, dans les salons. Catégorie abondamment illustrée par Mozart.  2 - La maison de Castellane que j'évoque dans Gisèle (dans Mon cœur qui bat ) a bien existé au fond de son parc, et il est vrai que j’y ai passé un mois d’août avec mes parents et ma petite sœur quand j’avais dix ans. L’ai-je revue à l’occasion des brefs passages que j’ai faits à Castellane pendant ma vie d’adulte? Je n’en suis pas certain. Et existe-t-elle encore? Il faudrait que j’aille vérifier. Le fait est qu’elle a continué d’exister dans mon souvenir, sans doute dans mes rêves. Avec une insistance...

Le mi-dire de Hugo et Baudelaire

J’ai lu Les Fleurs du mal quand j'étais très jeune. Pas toutes les Fleurs du mal mais dans Les Fleurs du mal quelques textes qui me fascinaient et que je relisais jusqu’à les savoir par cœur. La Servante au grand cœur occupait, dans ce petit nombre, une place de choix. Et la lecture que j’en faisais alors est restée celle que je fais aujourd'hui encore. À une nuance près, mais très paradoxale. On a souvent qualifié le poème en question de “romanesque”, et en effet j’avais le sentiment de lire un chapitre d’un roman de Zola, d'être plongé dans un imaginaire plein de délices décadents, proche de celui que je devais reconnaître, quelques années plus tard, dans les nouvelles de Barbey d’Aurevilly. L’histoire qu’il racontait — ou qu’il évoquait seulement, sans tout nous dire, ce qui lui donnait encore plus de force — m'intéressait au moins autant que la beauté déchirante des vers. Or, que disait-elle? Dans mon esprit, il ne faisait pas de doute qu’il s’agissait d’un dand...

Kyïv

J’ai transformé l’appartement en nursery. Je garde trois bébés, les trois derniers. J’attends d’un jour à l’autre que Bohdan me donne le signal du départ. Bohdan est le frère d’Andriy qui est parti au combat, j’ignore dans quelle zone, Bohdan le sait sans doute mais il ne veut pas me le dire, à moins qu’Andriy soit déjà mort, je ne veux pas le croire, il m’arrive de le voir en rêve, je reçois encore des lettres de lui, la dernière date d’une dizaine de jours, mais Bohdan pourrait l’avoir écrite, ils ont la même écriture, ils se ressemblent tellement. J’ai la chance d’avoir un balcon assez grand, Bohdan a fixé un grillage sur la barrière de protection, si bien que les bébés peuvent y jouer, je laisse ouverte la porte-fenêtre et ainsi les deux plus grands peuvent entrer et sortir à quatre pattes, tandis que je garde aux bras la petite Anastasiya qui pleure beaucoup, et moi aussi je profite de cette ouverture sur la ville, sur les toits et les clochers de la ville qui chante et qui bavard...

Des "petites histoires" en poésie

Il y a une matière ou un genre de la poésie qu’on appelle le lyrisme. Encore que le terme soit difficile à définir, on voit bien que Villon et Verlaine, par exemple, dans notre langue, ont atteint les sommets du lyrisme. Et c’est presque toujours à cette matière ou à ce genre qu’on pense d’abord quand on parle de poésie. Il en est pourtant une autre à laquelle on ne pense pas d’abord et dont on ne parle jamais, comme si une forme d’interdit pesait sur elle (ou sur lui), c’est le récit. La poésie a (eu) aussi pour fonction de raconter des histoires. Et je ne pense pas ici aux “grandes histoires”, aux légendes, aux épopées, que racontaient les poésies antiques et médiévales, je pense aux “petites histoires” que la poésie moderne a racontées, disons depuis le 19e siècle. On se souvient des premiers vers de la Légende de la nonne , de Victor Hugo, que Georges Brassens a si joliment mis en chanson: Venez, vous dont l’œil étincelle, Pour entendre une histoire encor, Approchez : je vous dirai...