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Google Meet

“Monsieur Debord, comment s’est passée votre journée?” C'était la première question que me posait Gaïa, aussitôt que le contact visuel était établi entre nous. Et Gaïa attendait que je lui dise alors quelles étaient mes impressions, quelle était mon humeur, mais je devais découvrir bien vite qu’elle n’attendait nullement que je l’informe des événements qui s'étaient déroulés, que je lui révèle aucun détail matériel les concernant, car elle les savait mieux que moi. Je me sentais surveillé. Je me savais tout à la fois menacé et protégé, et la menace aussi bien que la protection prenaient la forme d’une surveillance dont je percevais les signes, à chaque instant, sans pouvoir deviner de quel côté ils parvenaient jusqu'à moi. À la fin d’une journée, j’aurais voulu savoir si tel drone qui avait voleté au-dessus de ma tête, si ce regard plus insistant que les autres que j’avais surpris, à tel moment, par-dessus l'épaule d’un passant, si telle brusque bousculade qui s'éta
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Un bouquiniste

La boutique du bouquiniste, je crois que je l’ai découverte très vite, sans doute le deuxième jour. C'était un antre minuscule prolongé par un sous-sol auquel on accédait par un escalier en bois. Le maigre espace était rempli partout, jusqu'aux plafonds, de livres d’occasion, rangés, empilés, oubliés dans le plus grand désordre. Il fallait se faufiler entre les piles. Sur les étagères, ils s’alignaient en plusieurs couches. Rechercher parmi eux un titre précis, ou qui pouvait seulement convenir à vos goûts littéraires, relevait de la gageure, mais il arrivait néanmoins que le hasard fît bien les choses. Le vieux libraire était en outre un homme charmant qui était capable de s’exprimer et même de lire dans plusieurs langues. Il était petit et maigre, le visage pâle, toujours vêtu d’une superposition de gilets tricotés et d’un pantalon trop large. Il avait instauré dans son commerce un principe de prix unique tout à fait remarquable. Ses livres étaient tous vendus au même prix de

Gaïa

J’avais l'habitude de me servir d’outils numériques pour me repérer dans l’espace des villes et pour me faire comprendre. En plus de quoi, je prenais quantité de photos qui attestaient de manière précise de mes lectures et des endroits où je passais. Enfin, j'utilisais le dictaphone pour enregistrer les personnes que j'interrogeais sur la provenance des œuvres, sur les conditions matérielles dans lesquelles ils les avaient acquises, et pour ajouter à leurs propos les commentaires qui me paraissaient utiles. Grâce à quoi, au moment de rédiger mes rapports, je disposais de tout le matériel nécessaire, et je pouvais me permettre de fignoler, d’organiser mes paragraphes, de soigner le style. Je faisais en sorte de ménager le suspens, donnant ainsi au compte-rendu de mes enquêtes le tour amusant d’aventures policières. L’avocat du cabinet, à qui je devais les remettre, les qualifiait de “vrais romans”. Mais, à Amsterdam, il n’en fut pas ainsi. Mon téléphone avait été neutralisé

La mission abandonnée

Il y a dans la ville des quartiers peu recommandables, où domine le bizarre. Longtemps je les ai évités. Depuis trois ans, je ne les évite plus. Je suis devenu une silhouette habituelle de ces rues. Je parle de trois années. Un autre chiffre conviendrait aussi bien. Il me semble que mes explorations ont toujours lieu à la fin de l’automne, une fois la nuit tombée. Il m’arrive bien sûr de vivre d’autres moments qui se déroulent ailleurs, dans un autre monde. Ceux que je passe à explorer les rues fardées de lumières se situent hors du temps. Ils forment un labyrinthe dans lequel les lieux, les personnages, les circonstances ne se succèdent pas mais se croisent et se répètent.  Je dois relater d’abord un épisode de ma vie qui s'est produit il y a longtemps, dans le vrai monde, celui où maintenant j'écris. Ma profession voulait que je voyage beaucoup. J’avais été envoyé à Amsterdam où je devais expertiser un tableau pour le compte de la société d’assurance qui m’employait alors. J’

Ernest De Luca (3 et fin)

Ernest n’avait pas changé de place derrière la vitrine, mais cette fois un homme et une femme étaient debout devant lui et ils lui parlaient. Je ne pouvais pas entendre ce qu’ils lui disaient, mais ils semblaient soucieux et Ernest ne les regardait pas. Il tenait son journal entre les mains, il semblait agrippé à lui mais il regardait dans le vide, le front baissé, l’air penaud, comme un écolier auquel le professeur vient faire une remarque, s'étonnant d’une faute légère qu’il a commise, d’une absence, d’un devoir qu’il n’aurait pas rendu, sans élever la voix. Sans montrer de colère. J’ai cru comprendre alors le sens du tableau que j’avais sous les yeux. Je suis entré. J’ai dit que je connaissais ce monsieur, que j'étais son voisin, et je n’ai pas eu besoin d’en dire davantage. D’un ton tranquille, précautionneux, en le regardant toujours, la femme m’a répondu qu’il était là depuis l’ouverture, et que d’abord ils avaient cru qu’il attendait quelqu’un d’occupé à côté, dans un ha

Pour l'éternel présent

Nos existences humaines n’ont pas de sens. La raison pour laquelle elles n’ont pas de sens est simple à concevoir et elle est rédhibitoire. Elles n’ont pas de sens parce qu’elles sont sans limites. Parce qu’on ne peut pas les enfermer dans un cercle, ou une frontière qui séparerait ce qui leur appartient de ce qui ne leur appartient pas. Qui marquerait ainsi leur contour exclusif. La tradition romanesque se perpétue en Occident comme un ailleurs. Elle se joue de trois catégorisations conceptuelles qui structurent notre perception du monde tel qu'il a été décrit par le rationalisme occidental. Elle intrique en effet le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, les humains et les lieux. Et en cela, elle remet en cause le statut du sujet en même temps qu'elle lui offre sans cesse d’autres possibilités d’identification. Il arrive que je me prenne pour Philip Marlowe, mais il arrive aussi que je me prenne pour une sonate de Scarlatti. Si on voulait raconter tout de la vie d’une

Ernest De Luca (2)

Des mois ont passé, après ma conversation avec Léonie, sans que je revoie Ernest — ou, du moins, sans que je me souvienne de l’avoir vu, parce que maintenant, c’était une habitude. Je n'étais plus surpris de le rencontrer. Je savais qui il était, non seulement un voisin mais aussi un parent, qui portait le même nom que moi, qui avait bien connu mon père et mon oncle Pascal. Et, bien sûr, contrairement à la recommandation que m’avait faite Léonie, je n’avais pas trouvé utile de l’interrompre dans l’une de ses promenades. Qu’aurais-je pu lui dire? Nous nous serions arrêtés au milieu d’un trottoir, et aussitôt que je me serais fait connaître, il n’aurait pas manqué de citer les noms de quantité d'autres cousins que je n’ai pas connus ou dont je ne me souviens pas. Et il m’aurait parlé de la ville où je suis né et où je ne suis jamais retourné, où je n’ai nulle intention de retourner un jour, et dont je ne garde qu’un tout petit nombre de souvenirs éblouissants mais incertains, com