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La Barque rouge

J'étais attiré vers le port. Il y avait sur le port une boîte de nuit qui m'attirait de loin, certains soirs. Elle n’existe plus aujourd'hui. Elle s’appelait La Barque rouge. Je ne cédais pas souvent à son attraction. Deux ou trois fois par an peut-être, en toute dernière extrémité. Je savais qu’en toute extrémité, je pouvais me rendre là-bas. Je gardais cette idée en tête. Et je savais aussi qu’il m’était difficile de revenir à Contes les nuits où je m’y attardais, disons au delà d’une certaine heure, ce qui arrivait toujours.

Je savais qu’en sortant de La Barque rouge, à deux ou trois heures du matin, je n’avais plus la force de rentrer chez moi. Il fallait que j’attende le jour. Je marchais sur les quais, à pas prudents, de crainte de tomber à l’eau. L’enseigne de La Barque rouge restait éclairée derrière moi. Je n’allais pas bien loin. Je m'éloignais de dix pas, puis je revenais. Puis, de dix pas encore dans la direction opposée. En regardant le ciel et ses nuages lourds. L’enseigne de La Barque rouge ne s’éteignait qu’au petit jour, mais je n’attendais pas le petit jour pour quitter l’endroit. Chaque nuit, venait un moment où je craignais qu’une bagarre n’éclate. Que soudain un client, parmi les derniers, fasse étinceler une lame. Qu’il se tourne vers un autre soudain pour lui dire: “Je vais te saigner à blanc”, d’un air terrible, et que l’autre réponde en brisant le cul d’une bouteille sur le bord du comptoir, et que la chanteuse alors, derrière son micro, sur sa petite estrade, arrête de chanter et éclate en sanglots. Les doigts ouverts comme des palmes sur ses tempes, le rimel sur les joues. Je préférais imaginer ça de loin, en marchant sur les quais, sur le bord de l’eau, en cherchant un endroit où je pourrais dormir. À moins qu’il ne se mette à pleuvoir.

Il est arrivé quelquefois, mais pas souvent, qu’un autre vienne parler avec moi. Un autre client sorti de La Barque rouge ou venu d’ailleurs, comment savoir? Une ombre. L'ombre d’un homme grand et maigre, dont les traits du visage s’effaçaient dans la nuit, rien qu’une silhouette, et qu'il me raconte une histoire. Ces hommes sont des marins, des joueurs de 421, des buveurs de whisky. Des manieurs de couteaux. Ils savent des histoires. L'une est revenue souvent, ces nuits-là sur le port, ou peut-être ne l’ai-je entendue qu’une fois. C'était celle de l’Homme à tête de chien qui hantait les cales des lourds navires, partis dans ces mers lointaines où sont des îles avec leurs palmiers souffletés par le vent, et où, vers le soir, on tire une barque sur la plage où marchent des tortues géantes, hautes comme des ânes. L'ombre seulement d’un homme à tête de chien qui glissait sur les parois intérieures du navire, dans le bruit des machines, et dont chaque apparition était suivie d’une malchance. Une main coupée, un œil crevé, le dos brisé dans des escaliers métalliques, un jeune matelot tombé à la mer. Dans les remous de l’eau et dans le noir. Avec l’enseigne de La Barque rouge qui clignotait derrière nous, comme si l’orage qui grondait était près de l'éteindre. Avant qu’il ne se mette à pleuvoir.

Les rêves que j’ai faits ces nuits-là en attendant le jour. De brefs moments de sommeil remplis de rêves compliqués, qui me transportaient ailleurs, sur des îles où, derrière les quais et leurs façades colorées, le voyageur doit gravir des rues en pente bordées de villas dont les terrasses et leurs balustres débordent de bougainvilliers, avec au plus haut de l’avenue celle où est venue se réfugier la folle amoureuse, fille de Victor Hugo. Surtout quand il se mettait à pleuvoir. Nous étions au printemps et pourtant la pluie était froide. Pénétrante. Comme des cris de souris. Je me disais d’abord qu’elle n'était pas mon adversaire mais plutôt une amie. Rien qu'un peu de pluie de printemps, à quatre heures du matin, dans cette région du monde. Qu’auraient fait à ma place les clochards célestes de Jack Kerouac ou de Sam Beckett? Ils seraient restés là, bien sûr, à s’en réjouir, immobiles, comme auraient fait des moutons paissant au haut d’une falaise. Mais bientôt elle tombait à verses en même temps qu’elle s’irisait des premières clartés du jour, si bien que je finissais par me lever pour aller chercher un abri sous un porche. Je traversais le quai, plié en deux, mais il était trop tard. La pluie m’avait trempé jusqu’aux os. Et sous le porche, je restais assis, tremblant de tous mes membres, regardant les cordes de lumière zébrer la nuit jusqu’à ce qu’il fît tout à fait jour.

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