Ma note intitulée L'école de la langue date du 17 mai dernier. Alain Courbis m’invite aujourd'hui à échanger à son propos avec un groupe du CIEN. Je la relis et j’y réfléchis à cette occasion.
Il me semble, avec le recul, que la seule réserve qu'on soit tenté de faire face à ce texte tient au fait qu'une langue évolue.
Le français que nous parlons et écrivons aujourd'hui n’est plus celui d’hier. Ce fait relève de l'évidence. Et tout de suite nous vient à l’esprit la question de savoir si le français que nous parlons aujourd'hui est plus ou moins riche, et plus ou moins performant, que le français d’hier.
Certains spécialistes n’hésitent pas à parler d’appauvrissement, d’autres refusent ce diagnostic en les traitant de réactionnaires. Pour ma part, je serais tenté de dire que cette question n’a pas de sens. Il me paraît évident que nous parlons et écrivons aujourd'hui la langue dont nous avons besoin. Mais je parle ici, bien sûr, d’un usage collectif, et non pas des usages que chacun peut en faire.
Comme beaucoup de lecteurs, je découvre l’œuvre de la romancière coréenne Han Kang, qui vient d'obtenir le prix Nobel de littérature. Et même en traduction, je ne vois pas que cette écriture montre moins de finesse et de puissance que celle d’aucun maître d'antan, dans la littérature d’aucun pays. Et bien sûr je m’en réjouis.
Mais cela ne signifie pas pour autant que, dans la même langue, au même moment, nous soyons tous capables des mêmes prouesses. Que nous disposions tous, au même moment, du même outillage linguistique. Et c’est bien en cela, me semble-t-il, que se pose la question de l'école.
Quelle que puisse être la langue de son temps, un enfant doit l’apprendre dans la mesure où elle ne se limite pas à une fonction naturelle, qu'elle ne se résoud pas à cette fonction du langage, dont parlent les cogniticiens, et qui est commune à tous les humains. Dans tous les cas, pour le meilleur comme pour le pire, il l’apprendra de l'extérieur. Sa capacité à l’apprendre dépendra sans doute de son talent personnel, mais il ne l’inventera pas, parce que son seul cerveau en est incapable, parce que la langue est un ouvrage collectif, dans lequel chacun à sa part, et seulement sa part, qui n’a pas plus d’épaisseur que le battement d’ailes d’un papillon, et surtout parce qu’une langue est faite pour communiquer avec les autres, et que dans cette mesure elle ne vous appartient pas.
Parce qu'elle est d’abord, dans tous les cas, celle des autres.
Quel que soit son talent, un enfant n’apprend jamais d’abord que la langue qui se parle dans son milieu social. Et en fonction d'abord de ce que ses parents eux-mêmes ont appris cette langue et qu'ils la parlent à la maison, avec plus ou moins de soin et de délicatesse, avec plus ou moins de distinction, il aura affaire à une langue flexible, riche de plusieurs milliers mots, ou pauvre comme un jour sans pain. Ce qui conditionnera sa capacité à lire et à en apprendre ainsi bien davantage encore. Ou lui interdira de le faire.
Pour terminer, je ne résiste pas au plaisir de citer Jacques Lacan, dans deux extraits.
Le premier (extrait du Séminaire XXIII, p 133): "Il n'y a que des inconscients particuliers, pour autant que chacun, à chaque instant, donne un petit coup de pouce à la langue qu'il parle.”
Le second (extrait de Encore, p. 10): “À quelqu'un, un juriste, qui avait bien voulu s'enquérir de ce qu'est mon discours, j'ai cru pouvoir répondre pour lui faire sentir, à lui, ce qui en est le fondement, à savoir que le langage n'est pas l'être parlant — que je ne me trouvais pas déplacé d'avoir à parler dans une faculté de droit, puisque c'est celle où l'existence des codes rend manifeste que le langage, ça se tient là, à part, constitué au cours des âges, tandis que l'être parlant, ce qu'on appelle les hommes, c'est bien autre chose.“
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