Depuis mon départ d'Amsterdam, le contact avec Gaïa était rompu. Un soir, elle m’avait annoncé qu’une place était réservée à mon nom dans le train de Paris qui partait le lendemain à la première heure. J'avais donc obéi. À midi, le jour suivant, nous n'étions pas plus tôt rentrés en France que mon téléphone s'est remis à fonctionner et que ma connexion internet a été rétablie. Mais je n’y trouvais aucune trace des nombreux échanges que j’avais eus avec elle.
Elle m’avait dit la veille, en souriant: “Vous pouvez être content, votre pénitence se termine.” Et plus d'une fois, cette phrase devait me revenir à l’esprit.
Pourquoi avais-je été retenu dans cette ville? Qu'était devenu le Marie-Madeleine attribuée à Giorgione, dont aucun catalogue n’avait signalé l’existence avant qu’il apparaisse, comme par miracle, dans l’exposition de Melbourne? Et qu'était devenu surtout ce monsieur Leon Chomsky qui prétendait le vendre et que j’aurais dû rencontrer à une adresse dont Gaïa m’avait recommandé de ne pas m’approcher à moins de trois immeubles?
J’ai aussitôt recherché le numéro de téléphone de Chomsky dans mon carnet de contacts, il fallait bien qu’il y ait été inscrit à mon arrivée, quatorze jours auparavant, et en effet il y figurait encore. Mais quand je l’ai appelé, une voix de synthèse m’a répondu que ce numéro n'était pas attribué.
J’ai deviné alors que les traces du Giorgione comme celles de Chomsky avaient été effacées par une équipe de spécialistes chargés de “faire le ménage”, comme on voit dans les films. Et je n'étais pas assez naïf pour prétendre rivaliser avec eux. J’ai choisi de ne plus y penser. Mais je ne pouvais pas me débarrasser aussi facilement de l’idée de Gaïa.
N’était-il pas étonnant qu’en fait de “services de renseignement”, je n’aie jamais eu de contacts qu'avec elle?
Et cette menace qui aurait pesé sur moi, dont les services de renseignements étaient censés me protéger, quelle preuve avais-je qu’elle ait réellement existé? Et, à l’inverse, s’il s’agissait d’une invention, quel en était le but?
J’ai parlé du vieillard qu'on avait trouvé assassiné dans un parc, la veille de mon départ, et dont j’ai pu imaginer qu’il s’agissait de Leon Chomsky. Mais je dois mentionner un événement étrange, d’une toute autre dimension, qui s'est produit dans la même période. La presse en avait fait ses titres pendant soixante-douze heures, sans apporter beaucoup d’explications, avant que la menace soit écartée et qu’on l'oublie. Car il s’agissait d’une menace.
Un lourd bâtiment d’une marine étrangère avait pénétré sans autorisation dans les eaux territoriales néerlandaises. Il ne portait aucune bannière qui eût permis de l'identifier. L'équipage était resté sourd aux messages radio qui lui étaient adressés. Aux demandes d’identification. Aux mises en garde de plus en plus impératives. Aveugle aussi bien aux signaux lumineux auxquels on avait recours, en désespoir de cause, dans le vieux langage du morse.
Des vedettes avaient été dépêchées à sa rencontre, toute une flottille s'était formée autour de lui mais sans obtenir aucune réponse du commandant de bord, ni pouvoir l'arrêter avant qu'il ne pénètre dans le port.
Tout se passait comme si l’étonnant "navire fantôme", le “pachyderme aquatique" (selon les noms dont on se plaisait à l'affubler, faute de mieux) eût été vide de tout équipage. La plupart des journaux parlaient d’un destroyer, mais il semblait que le prétendu destroyer, en dépit de sa taille énorme, fût capable soudain d'échapper à la surveillance, de disparaître, si bien qu’on avait évoqué aussi (dans un quotidien de Reykjavik, si mon souvenir est exact) l’hypothèse d’un sous-marin.
Les quais, les docks avaient alors été évacués. Une longue journée s'était passée dans l’attente. On redoutait une attaque venant du bâtiment ennemi. La population des quartiers alentours avait été prévenue qu’elle aurait à descendre s’abriter dans les caves, dans les couloirs du métro, quand la sirène d’alerte retentirait au-dessus des toits. Car l'armée, bien sûr, était sur le qui-vive. Et le deuxième soir enfin, les vedettes furent rappelées. L’intrus restait seul dans les eaux du port. Le silence s'établit. On retenait son souffle. Il paraissaient dormir. Puis, quelques heures plus tard, au milieu de la nuit, il fut attaqué par une escadrille de chasseurs aériens.
Toute la ville retentit, des heures durant, des fracas de bombes. Le ciel était traversé de soudains éclairs. De gerbes de flammes s’élevaient au-dessus de la mer. Au milieu des sirènes, on entendait aussi comme un immense et lugubre barrissement animal. À quoi toute la ville comprit que le monstre ne faisait pas que subir mais qu'il répondait aussi aux coups qui lui étaient infligés.
La bataille s’acheva par une victoire. Au matin, on apprit que le monstre avait été vaincu. On n’en voyait plus l'ombre. En quelques heures, la vie du port reprit ses droits. Mais cela signifiait-il qu’il avait été coulé, ou qu’il avait été refoulé au-delà des eaux territoriales, ou bien peut-être encore qu’il avait disparu? La réponse n'était pas claire, les autorités s’abritaient derrière le secret-défense. Et on ne sut jamais non plus combien de chasseurs néerlandais avaient été abattus en plein vol.
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