Je ne baisse qu’à demi le store de la porte-fenêtre de ma chambre pour laisser filtrer un peu de lumière entre les lattes, pour faire des ombres en noir et blanc sur mon lit et dans cette même pièce où sont mes étagères de livres, et aussi pour surveiller l'avancée de la nuit derrière le balcon, pour voir où en est la lumière, chaque fois que je me réveille. Et cette fois, je me suis réveillé à 02:30, et deux séries de souvenirs se sont superposées devant moi, ou juxtaposées peut-être, comme sur deux écrans qu’on aurait posés dans le noir, au fond d'une galerie d’art contemporain, comme au fond d’une caverne où on entend résonner les vagues de la mer.
La première série concernait des souvenirs de mon adolescence, quand j’avais seize ou dix-sept ans et que je fréquentais les surprises-parties. J’avais bien conscience alors que, quand on a passé deux ou trois heures à danser dans une surprise-partie, le but est d’en repartir avec une fille. En emmenant une fille comme un butin. Que c'était le rôle qui convenait à mon genre et à mon âge. Ce qu’on attendait de moi. Et en effet, les choses se passaient bien ainsi d’ordinaire. Pas de façon désagréable du tout. J’aimais même beaucoup cela. Le bruit des talons de la jeune fille qui claquaient sur le sol, sa main qui s’accrochait à mon bras, et les baisers ensuite, et le reste. Je ne me plaignais jamais que ce ne fût pas assez ou que ce fût trop. Non, j’aimais vraiment cela, les encoignures de portes, les bancs des jardins publics qui restaient ouverts toute la nuit en ce temps-là, avec les grands arbres qui se balançaient au-dessus de nos têtes, les statues toutes blanches dressées au milieu des pelouses. Je me débrouillais plutôt bien. Les jeunes filles en question ne se sont jamais plaintes que je les aie forcées si peu que ce soit. Peut-être, au contraire, m’auraient-elles reproché une certaine nonchalance que je montrais, une certaine distraction. Comme si déjà j'étais prêt à fuir. Que je n’attendais que le moment de le faire. Mais une fois, je ne sais plus dire quel âge j’avais exactement, il est arrivé qu’il fasse nuit et que je reparte seul. Et ce fut, dans le moment de ce retour, dans les rues obscures que je parcourais du côté du port, une révélation. J’ai su que rien, pour moi, ne dépasserait jamais l’intensité de cette expérience. Celle de ce frôlement des ombres, de cette intimité avec les rats. Désormais, je pourrais continuer à ramener des jeunes filles au sortir des surprises-parties, à les raccompagner chez elles et y passer le reste de la nuit parfois, pour autant je saurais qu’il existait pour moi une autre option possible. Une autre issue, plus douce encore et plus personnelle.
Je dors avec ma tablette numérique à côté de moi, et cette nuit-là, quand je me suis souvenu de ces retours solitaires de surprises-parties, tout de suite, je me suis souvenu de Billie Jean, la chanson de Michael Jackson, et tout de suite j’ai voulu vérifier si le clip dont je me souvenais, que j’avais vu quelquefois sans y prêter trop d'attention, était en noir et blanc ou en couleur. Parce que mes souvenirs, eux. étaient en noir et blanc. Avec, bien sûr, quelques flashs de couleurs dans la nuit. Et, en effet, il en était de même dans le clip que je n’ai pas tardé à retrouver et que j’ai visionné alors plusieurs fois. Du noir et blanc avec des effets de couleurs ici et là. Et alors aussi, j’ai été frappé par les paroles de la chanson, auxquelles jusque-là j'avais prêté moins d’attention encore qu’à la musique et aux images.
Que fait le personnage figuré par Michael Jackson dans ce qu’on voit? Bien sûr, il revient d’une boîte de nuit ou de ce qu’on appelait en France, à mon époque, une surprise-partie, et il est seul. Et alors, il est assailli par des paroles. C’est exactement cela: assailli par des paroles comme par un essaim d’abeilles. Et il est remarquable que la scène n’illustre rien de ce que disent les paroles. Que, sur les mêmes images, nous aurions pu avoir un texte tout différent. Que les images et les paroles se superposent d'une façon arbitraire, aléatoire, comme elles ont pu le faire dans un film de Chantal Akerman, je pense à News From Home.
Une jeune femme, qu’on imagine forcément très jolie (She was more like a beauty queen from a movie scene) prétend qu’il est le père de son enfant: She said I am the one. À quoi le personnage, qui est une sorte de dandy, répond à l’intérieur de sa tête, et ce sont ces paroles qu’on entend: Billie Jean is not my lover. Il se souvient et répète des paroles que lui ont dit les autres: People always told me, "Be careful of what you do / Don't go around breakin' young girls' hearts" / And mother always told me, "Be careful of who you love / And be careful of what you do / Cause the lie becomes the truth". À quoi, en réponse, il répète en marchant puis en dansant dans les rues désertes, hantées par des fantômes: Billie Jean is not my lover, et aussi que: She's just a girl who claims that I am the one (oh, baby) / But the kid is not my son. Et ces paroles me sont apparues alors comme la légende exacte des retours solitaires de mon adolescence, encore qu’à cette époque je n'étais, bien sûr, le père de personne, et qu’aucune jeune fille n’avait jamais prétendu que je le sois.
Commentaires
Enregistrer un commentaire