Assez tôt, j’ai commencé à ne plus trop répondre au téléphone et à ne plus voyager. J’avais noué à Nice quelques amitiés. Il m’arrivait encore d’accompagner des dames au spectacle, puis de dîner avec elles et parfois même de les raccompagner. J’en tirais du plaisir, j’en éprouvais de la reconnaissance à leur égard, mais ces occasions étaient rares, je ne les recherchais pas. La lecture et les promenades solitaires sont devenues mes principales occupations. Je ne lisais guère de livres nouveaux, je relisais plutôt ceux que, dans ma jeunesse, j’avais aimés, mais avec l’impression de les lire trop vite, de ne pas leur accorder l’attention qu’ils méritaient. Ma question était alors de savoir quels livres il faudrait que je relise un jour, quand je n’aurais plus besoin de gagner ma vie, quand les passions se seraient éteintes. C'était chaque fois comme un premier voyage qu’on fait en Italie, dans une ville dont on gravit les rues en pente sous les balcons étroits qui regardent la mer, en se disant qu’un jour, il faudra qu’on y prenne une location qui ira de la fin d’un été jusqu'au début de l'été suivant, et que là on pourra s’essayer à écrire. Et avec le temps, mon choix s'était restreint à un tout petit nombre d’œuvres romanesques dont je croyais me souvenir qu’en plus de leur qualité exceptionnelle, elles contenaient des sortes d’enclaves d’une autre nature géologique, que des trous s’y rencontraient dans le tissu du texte comme des sources d’eau pure ou des éclats de lune dans la campagne, et que ces accidents, ces accros, ces ruptures de sens en même temps que ces illuminations, il faudrait je les retrouve une à une, que j’en fasse le dénombrement exact, que j’en établisse à la fois la cartographie et le catalogue raisonné.
Je suis enfant et je suis malade. Le médecin qui est venu a dit que c’est la grippe. Je reste alité pendant plusieurs jours avec de la fièvre, et parmi ces jours je me souviens d’un jour où je lis Le Grand Meaulnes. Je me souviens du défilement des heures dans l’appartement où je suis seul avec ma mère. Elle va et elle vient principalement de la cuisine à ma chambre, qui est à l’autre bout de l’appartement, mais aussi dans les autres pièces. J’entends les bruits de la circulation sous nos fenêtres et ceux qui résonnent à l’intérieur de l’appartement. Aux bruits que j’entends, je sais où elle se trouve, dans quelle pièce, et où elle en est ainsi de son ménage, de la préparation du repas de midi, auquel s’invite mon père, que j’aperçois un instant dans l’encadrement de ma porte, qui prend de mes nouvelles puis qui s’en retourne à son travail. Et c’est le long après-midi qui commence, tout entier consacré à la lecture, avec des moments de fièvre, durant lesquels je m’endors, puis de réveils où je la vois assise à mon chevet, occupée à tricoter, des réveils suivis chaque fois de nouvelles avancées dans la lecture du roman, qui devient plus difficile, plus trouble, plus confuse au fur et à mesure que “ta fièvre remonte”, dit maman et qu’au même moment, on quitte l'école pour suivre Augustin dans la nuit de décembre, à travers la campagne.
Je sais que je le lis dans la belle édition de la “Bibliothèque Rouge et or”, avec les illustrations de Claude Delaunay dont le caractère fantasmagorique convient à mon état de fièvre, à mes endormissements soudains, peuplés de rêves, qui en prennent le relais, qui les amplifient et les transforment, qui m’effraient, puis à mes réveils en sueur, où maman dit qu’il faut absolument que je change de pyjama et que je pense à boire comme le docteur a dit qu’il fallait le faire. Avec, à quatre heures et demi, les bruits des enfants qui reviennent de l’école où je ne suis pas allé, où je n’irai pas encore le lendemain ni le jour suivant.
Puis, ma grippe dure un peu trop longtemps. Je continue d’avoir de la fièvre le soir, seulement le soir, précisément à la tombée de la nuit, et le docteur dit que cela pourrait être l’effet d’une complication pulmonaire, de ce qu’il appelle alors une “primo-infection”, que si la fièvre persiste de façon régulière, il sera plus sage de me faire une radio. Et alors je me demande si, à la radio, on pourra voir certaines scènes du Grand Meaulnes qui se sont imprimées en moi, non pas seulement dans mon esprit mais dans les organes de mon corps, certaines visions d’une précision hallucinatoire, extra-lucide, qui ne s’inventent pas mais qui doivent correspondre à des souvenirs que l’auteur avait gardés de sa propre enfance.
Maintenant, soixante ans plus tard, il faut faire simple. Il ne faut plus manquer l’occasion. Quand c'est un après-midi d'hiver cette fois encore, et qu’un rayon de soleil entre dans mon studio, je laisse la porte vitrée ouverte sur mon balcon et j’avance mon fauteuil de rotin dans le rayon de soleil. Devant la porte-fenêtre. Devant l’ouverture sur le balcon. Et près du fauteuil je pousse un banc sur lequel je pose mes livres et mes carnets. Tout l’après-midi se passera ainsi, jusqu’à ce que la nuit descende. Je sors sur le balcon, j’allume une cigarette, je m'accoude à la rambarde, je regarde la rue, trois étages plus bas, presque toujours déserte, avec ses arbres et le tramway qui passe à intervalles réguliers, sans faire plus de bruit que le chuintement d’une chenille rampant dans les feuillages du jardin, puis ponctué soudain par le tintement de sa cloche qui semble chaque fois nous appeler à la prière, comme si nous autres habitants de la rue appartenions tous à la même congrégation de moines bouddhistes, avant de revenir m’asseoir sur le fauteuil, devant ma sorte d’établi où je poursuis mes recherches.
Dans La Recherche, je suis en quête des passages dont je crois me souvenir mais que je suis incapable de situer. Des trouées que j’ai rencontrées un jour, il y a dix ou quinze ans peut-être, ou bien davantage encore, quand j’ai fait mon service militaire en Lorraine et que j’avais toujours un volume du roman dans une poche de mon treillis, des lieux semblables à ce trou de verdure où chante une rivière dont parle Arthur Rimbaud, ou à la mare au diable de Georges Sand, ou encore au sable mouvant du Chien des Baskerville, dans lequel on risque de s'engloutir, le soir venu, quand on s'écarte du chemin qui ramène au château, autant d’endroits à la fois dangereux et magiques dont le souvenir m’est maintes fois revenu à l’esprit, et dont je ne me résigne pas à ne pas savoir y retourner.
Dans La Recherche, il y en a de nombreux. Il m’arrive de me demander si tout l'édifice de l’œuvre (que son auteur comparaît pourtant à une cathédrale, ou parfois, de manière plus intime, à une robe Delphos de Fortuny) n’est pas fait pour ménager (susciter) leurs apparitions. Parfois il est facile de retrouver de tels fragments quand ils contiennent un nom de lieu ou de personne, mais quand ce n’est pas le cas, la tâche devient presque impossible, parce que leurs brèves étendues n’ont presque aucun rapport avec le paysage alentour. Ce sont des passages qui semblent ajoutés là, un peu par hasard, ou au contraire retranchés au fil de la narration.
Aujourd'hui, grâce au travail de tout l’après-midi, j’en ai retrouvé un dont je vais reproduire ici le texte, pour montrer un exemple, pour qu'on voie à quoi ces choses-là ressemblent et surtout pour ne pas risquer de le perdre à nouveau.
Ce fragment se rencontre dans Du côté de chez Swann, page 170 du premier volume de À la recherche du temps perdu dans la Bibliothèque de la Pléiade, édition de 1954 établie et annotée par Pierre Clarac et André Ferré. Et il se retrouve à l'emplacement 2955 dans l'édition intégrale que j'ai téléchargée en format Kindle. Le voici:
Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien du monde que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selon l’expression populaire « s’enterrer » là, goûter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n’avait pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont avant qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir n’aurait l’occasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains résignées de longs gants d’une grâce inutile.
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