Gaïa était élève de maternelle quand l’aventure de l'école de musique a commencé et, à sa suite, celle de la fanfare.
Le quartier des Aulnes où elle habitait comptait une école et un collège publics où étaient scolarisés une majorité d’enfants du quartier, mais d’autres familles donnaient leur préférence à un établissement catholique situé dans le centre historique.
Gaïa était alors élève de la maternelle Henri Wallon située à deux pas de chez elle. Ses parents hésitaient quant au choix qu’ils feraient au moment de son passage au CP. Il était souvent question de ce dilemme, le printemps venu, autour des barbecues du samedi soir, où différents avis s’exprimaient en phrases courtes, prononcées avec calme, dont chacune ne contenait qu’un seul argument, tandis que dans l'air flottait le parfum de la viande grillée mêlé à celui des pittosporums, et que se faisait entendre le doux bruit de la rivière en contrebas. Et comme on ne voulait surtout pas s’enfermer dans un choix partisan, on avait imaginé de combiner les deux options en créant une école de musique, de statut associatif, qui serait largement ouverte aux jeunes habitants des Aulnes.
La mère de Gaïa, Magdalena Nolan, faisait partie des plus ardents défenseurs du projet. Ceux-ci formèrent un petit groupe d'activistes et les démarches administratives furent accomplies en un rien de temps.
L'idée était simple: la ville possédait un conservatoire et, plutôt que d’y conduire les enfants, comme on avait l’habitude de faire, on demanderait à ses professeurs de venir leur apprendre la musique chez eux, dans leur banlieue tranquille où la population formait une communauté étroite, dont les membres étaient animés par les mêmes idéaux libertaires en matière d’éducation.
Dans les écoles privées de la Silicone Valley, dont les tarifs d’inscription étaient parmi les plus élevés de la planète, les élèves apprenaient à balayer leurs classes et à entretenir des carrés de légumes avec lesquels ils confectionnaient des soupes qu’ils rapportaient à leurs parents. Les activités sportives et artistiques y étaient privilégiées et, en sortant de l'école, ils n’avaient pas de devoirs à faire à la maison. Pourquoi fallait-il qu’en France les élèves soient traités selon des principes hérités de Troisième République?
En plus de la commodité pratique qu’on trouverait à ne plus multiplier les trajets en voitures, entre Les Aulnes et le centre historique de Dorgelès (le groupe scolaire Saint Thomas d’Aquin et le conservatoire Maurice Ravel occupaient des bâtiments voisins, derrière la cathédrale), on caressait l'idée de donner aux élèves un autre enseignement de la musique, à savoir que, à la différence de ce qui se faisait au conservatoire: 1) on y enseignerait les musiques populaires aussi bien que la musique classique, 2) les enfants resteraient toujours libres de participer à différents ateliers, de changer d’instruments, de préférer la chorale, 3) les pratiques collectives, de formes orchestrales, à caractère ludique, occuperaient la meilleure place dans les emplois du temps.
Restaient néanmoins deux questions à résoudre, étroitement associées. La première était celle des locaux. Le public attendu concernait un grand nombre d’enfants. Où trouverait-on la place de les accueillir? Une seule réponse était envisageable, celle du collège le plus proche. Le collège Jean Zay.
On demanda à être reçu par le principal. On lui soumit le projet. Celui-ci n’en demandait pas tant. La proposition avait tout pour lui plaire, pour autant, il se montra prudent. Avant d’aller plus loin, on devrait obtenir l’autorisation de l’inspection académique, et celle-ci ne pourrait intervenir qu'après que le conseil d’établissement se soit prononcé. Or, il y avait à craindre que plusieurs professeurs s’y opposent, au nom de l'unité du service public qui voulait qu’on ne fît pas ici ce qui ne se faisait pas ailleurs, et en arguant bien sûr du principe de gratuité.
“Car, enfin, comment pensez-vous financer cela?” interrogea le fonctionnaire. “Il vous faudra payer les professeurs, et j’imagine qu’en outre, vous prêterez les instruments…? Vous devrez ainsi demander aux familles une participation financière que toutes ne pourront pas payer, ce qui aura pour conséquence de laisser beaucoup d’enfants sur le carreau. Or, chez nous, dans nos murs, vous comprenez qu’il ne peut pas en être question.”
Celui-ci savait pour autant à qui il avait affaire. Les associations de parents d’élèves de l'école et du collège organisaient, chaque année, des fêtes, des vide-grenier, des tombolas dont les bénéfices étaient assez considérables pour permettre l’achat de matériels informatiques de dernières générations, ainsi que l’organisation de sorties et de voyages culturels. Ces avantages profitaient à tous, aux élèves comme à leurs professeurs, et tout particulièrement aux enfants des quelques familles désargentées qui habitaient en marge du quartier. Car la plus extrême pauvreté et la violence sévissaient, elles aussi, dans ce meilleur des mondes.
Un immeuble et un seul était réservé aux logements sociaux. On l’appelait La Cayolle. Il était situé non loin de l’autoroute, au bout d’une esplanade écrasée de soleil, où les enfants jouaient et d’où les dealers les chassaient, la nuit, en y lâchant leurs chiens. Dans l'herbe qui y poussait, sur un ancien terrain de basket qui n’avait jamais servi, il était arrivé qu’on trouve une oreille coupée parmi les inévitables seringues. L’enquête qui s’en était suivie n’avait permis de découvrir ni qui l’avait coupée, ni qui l’avait perdue. Et, en effet, les familles qui habitaient cet immeuble haut de cinq étages, blanc comme un os de mouton, se montraient dans l'incapacité de payer fût-ce la cantine où leurs enfants étaient accueillis et nourris néanmoins. Mais Magdalena Nolan et ses amis avaient prévu cette objection. Ils s'engagèrent à fournir à leur interlocuteur des coupons d’invitation à titre gratuit qu’il serait libre de distribuer aux enfants de La Cayolle. Et, au bout d’une petite heure, les deux parties se séparèrent, satisfaites l’une et l’autre du résultat de cette négociation.
Au sein du conseil d’établissement, les opposants furent minoritaires, quant à l’inspection académique, elle reçut des recommandations émanant de différents ministères, dont celui de la défense, auxquelles elle ne put résister. En outre, la presse locale se passionna pour l’affaire et, devant les caméras des journalistes, Magdalena Nolan savait se montrer à la fois revêche et souveraine. Grâce à quoi, le projet vit le jour. Si bien que le collège Jean Zay se mit à résonner, chaque après-midi et jusqu’à la nuit tombée, de toutes sortes de musiques.
C'était, on le devine, une cacophonie que certains jugeaient décourageante, traversée d'éclats de rires qu’on entendait de loin, en venant sur la route, mais il suffit de quelques mois de pratique pour qu’on ose parler d’une fanfare, puis de quelques semaines encore pour que cette fanfare soit invitée à participer à un festival qui avait lieu à Douai, à l’autre bout de la France.
On s'intéressa aux uniformes que les enfants devraient porter. Des parents s’offrirent pour servir d’accompagnateurs. Deux mères qui habitaient La Cayolle et qui portaient le hijab rejoignirent le petit groupe, où elles furent accueillies de la manière la plus cordiale. Et on sut alors qu’une tradition était née, qui devait transporter la joyeuse escouade dans différents pays, au fil des ans. Et, quand on écoutait Gaïa, on comprenait que son expérience de tromboniste au sein de la fanfare des Aulnes constituait la partie de son curriculum vitæ dont elle était la plus fière. Mais alors, comment comprendre aussi qu’à son âge, elle ait pu être recrutée comme agent dans les services secrets de son pays? Car elle n’avait guère plus de vingt ans et, quand je la voyais sur l’écran de mon téléphone, je ne pouvais m’empêcher de songer à la jeune musicienne qui occupe l’estrade au centre de la Parade de foire de Georges Seurat.
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