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Le Boléro

Catherine et Françoise étaient avec leur mère devant l'église Notre-Dame, et Catherine pleurait. Françoise s'éloignait déjà, elle disait: “Catherine chérie, ne pleure pas! Je ne veux pas que tu pleures!" Et Catherine répondait: “Mais non, voilà, c'est fini, je ne pleure plus. Et vous, dépêchez-vous! Vous allez rater l'avion!"
Leur mère se tenait entre les deux, une main encore sur le poignet de Catherine, mais on voyait qu'elle devait partir avec Françoise. Le taxi était déjà là. Le chauffeur en était sorti pour prendre leurs bagages posés à leurs pieds, tandis sa voiture, arrêtée à l'angle du trottoir, gênait la circulation, et qu'il haussait les épaules pour répondre aux protestations des autres automobilistes.
Elles sont donc parties, et Catherine leur faisait signe de la main, tandis que le taxi s'éloignait, mais elle pleurait encore. Et comme je me trouvais arrêté devant elle, et comme bien sûr je l'avais reconnue, je n'ai pas pu m'empêcher de dire: "Pardon, Mademoiselle, mais vous voyez, au dernier étage de ce grand magasin, il y a une pâtisserie, dans un décor charmant. Peut-être voudrez-vous y prendre un café, le temps de vous remettre?"
Elle a tourné les yeux vers le bâtiment de La Riviera dont les vitres scintillaient au soleil, et elle a dit: "Une pâtisserie? Quelle heure est-il au juste?
— Bientôt une heure, et je suis sûr que vous n'avez pas déjeuné. Vous pourriez y manger quelque chose.
— Non, je n'ai pas déjeuné. Nous n'avions pas le temps. Il fallait qu'elles partent, et moi, j'aurais dû partir avec elles. Mais c'était impossible. Je me suis aperçu ce matin que c'était impossible, vraiment!" 
Alors, je lui ai pris le bras. J'ai pris le bras de Catherine Deneuve et nous avons traversé l'avenue de la Victoire pour entrer à La Riviera et, au fond du hall qui était sombre, nous avons emprunté l'ascenseur où se tenait un groom en compagnie duquel nous sommes montés au quatrième étage.

Les baies vitrées étaient immenses, les fauteuils confortables. Elle a commandé d'abord une tarte au citron avec un café-crème, puis, comme elle avait encore faim et que l'endroit lui plaisait, elle a commandé une omelette au jambon. Elle m'a expliqué: "Françoise est attendue à Rome pour un tournage. J'aurais dû y assister avec maman, c'était prévu ainsi, mais ce matin, j'ai appris que j'y rencontrerais un monsieur en compagnie duquel je ne veux pas me trouver, à aucun prix. Vous comprenez?"
Il y avait encore des larmes dans ses yeux et ses lèvres tremblaient. J'ai dû hocher la tête. Oui, je comprenais. J'imaginais la chose. Puis, en finissant de manger son omelette, elle m'a demandé qui j'étais. Je lui ai dit mon nom, et j'ai ajouté que j'étais le secrétaire d'un écrivain.
"D'un écrivain?
— Oui, d'un auteur italien, très célèbre. Sans doute, connaissez-vous son nom. C'est Alberto Moravia."
Cette fois, elle ne pleurait plus. Bien sûr qu'elle connaissait son nom. Elle n'avait lu aucun livre de lui mais elle avait vu l'adaptation cinématographique du Mépris qu'avait donnée Jean-Luc Godard. Elle a dit: “Brigitte Bardot y est très belle. Les images sont très belles et la musique aussi. Il n'y a que Michel Piccoli que je n'ai pas trop aimé. Je crois qu'il me fait peur." Puis elle a ajouté: "Vous avez laissé monsieur Moravia en Italie?
— Non, non, nous sommes ici ensemble. Monsieur Moravia loue à l'année une villa au-dessus de Villefranche. Je vais l'y rejoindre tout à l'heure. Mais peut-être voudrez-vous le rencontrer. Je suis sûr qu'il serait ravi de vous connaître.
— Me connaître? Mais qu'est-ce que quelqu'un comme monsieur Moravia peut avoir affaire d'une personne comme moi?
— Il a vu vos films. Je suis sûr de l'avoir entendu au moins une fois prononcer votre nom. Et puis, pour tout vous dire, il est un peu malade. Rien de grave, il a pris froid, mais il passe ses journées sur notre terrasse, au soleil. Il s'entoure d'une couverture et il reste assis dans son fauteuil. Il s'y ennuie un peu, et comme j'ai beaucoup de travail, je ne peux pas lui faire la conversation. Vous me rendrez service!"
Ma voiture était tout près, et nous sommes partis ainsi pour Villefranche.

L'après-midi est passé très vite. J'avais une masse de courrier à traiter. Contrairement à mon habitude, j'avais emporté mes papiers sur la table du salon. Ainsi, je pouvais les surveiller. Je craignais, pour tout dire, que Moravia se montre un peu trop entreprenant avec Catherine. À cette époque, il était encore dans la vigueur de l'âge, et il arrivait qu'il risque des remarques qui faisaient rougir ses jolies visiteuses. Mais celle-ci, en plus d'être jolie, respirait l'intelligence et la gentillesse. Elle avait pris le contrôle de la conversation.
Je les voyais sur la terrasse, au bon soleil, derrière la vitre où leurs silhouettes se découpaient. Je n'entendais pas ce qu'ils pouvaient se dire, mais ils étaient ravis de se parler. De toute évidence, ils s'amusaient beaucoup.
Sonia ressortait, à intervalles réguliers, pour renouveler la carafe de citronnade fraîche, qu'elle avait pressée avec les citrons de notre jardin. Celui-ci déclinait en terrasses jusqu'à la petite route serpentine qui conduisait à la grille, et au-delà la vue s'ouvrait sur la mer. C'était encore dans les années où des navires de guerre de la marine américaine mouillaient dans la rade. On aurait pu se croire dans un film d'Alfred Hitchcock, Catherine Deneuve à la place de Grâce Kelly. Et moi, à la place de qui?
Puis, vers le soir, lorsque j'ai eu fini de traiter mon courrier, que j'ai eu débarrassé la table du salon, Catherine s'est levée de son fauteuil et elle m'a rejoint. 
 "Quel homme charmant! a-t-elle dit. Je vous remercie, François, d'avoir permis cette rencontre. Permettez-moi maintenant d'utiliser votre téléphone pour appeler un taxi.
— Un taxi?" Je lui ai répondu qu'il n'était pas question qu'elle appelle un taxi. Que je la raccompagnerais moi-même, comme nous étions venus. “À moins que vous acceptiez de vous attarder encore. Ce soir, sur la place du village, on nous promet un spectacle de danse, sur la musique du Boléro de Maurice Ravel."

Je lui ai montré notre chambre d'ami, où elle pourrait dormir, à la suite du spectacle. Nous avons appelé son hôtel pour qu'il nous fasse apporter le pyjama et la trousse de toilette dont elle aurait besoin. Nous avons prévenu Sonia que nous dînerions, à notre retour, d'une assiette de viande froide et d'une coupe de champagne, si elle pouvait nous arranger la chose. Et elle a répondu que oui, bien sûr, elle pouvait nous arranger cela. Je n'avais pas à m'inquiéter. Je trouverais de quoi composer ce repas, avec aussi des fraises, tout prêt dans la cuisine. Je n'aurais qu'à servir. Monsieur Moravia quant à lui dormirait alors, à moins qu'il n'écoute sur son poste de radio la retransmission d'une pièce de Shakespeare donnée par la BBC. Et, à la nuit tombée, nous sommes partis tous les deux à pied, sur la petite route serpentine, jusqu'à la place du village où une scène circulaire était dressée et où, déjà, les musiciens accordaient leurs instruments. 

Commentaires

  1. Je pensais aujourd'hui, en écrivant ce petit texte, à Andy Warhol. Je me disais que je voudrais qu'il puisse être lu comme un équivalent littéraire d'un portrait peint par Andy Warhol.

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