J'ai pris l'habitude de lui rendre visite dans son atelier. Je l'appelais pour savoir si elle s'y trouvait, si je pouvais venir, ou bien c'était elle qui m'invitait à la rejoindre. Toujours le soir. Je restais assis à côté d'elle pour la regarder travailler. J'aimais voir ses mains. J'avais apporté une boîte de calissons, des biscuits aux amandes, deux bouteilles de Chimay. Nous parlions peu. Il a fallu plusieurs mois avant qu'elle me propose de la raccompagner chez elle où nous pourrions dîner. Elle habitait à deux numéros de là, au fond de la rue Assalit. “J'ai pensé à vous, me disait-elle. J'ai acheté ce matin des cappelletti chez Quirino. Il ne reste qu'à les cuire.”
Alors, nous buvions du vin, puis nous mangions des mandarines. Son petit appartement était presque aussi sombre que son atelier. Ensuite, elle tombait de sommeil. Le temps que je trouve mon manteau, elle se préparait à dormir. "Je t'appelle un taxi? Tu veux rester?" Mais non, c'était pour moi un infini plaisir de repartir dans la nuit, de remonter à pied l'avenue Malaussena puis le boulevard Borriglione, avant de bifurquer dans l'avenue Cyrille Besset où ne se rencontrait plus, à cette heure, que des silhouettes d'ivrognes.
Je l'embrassais sur le front quand déjà elle était dans son lit. Elle disait encore: “Tu me promets de ne pas te faire agresser?
— Mais non, tu sais bien que je possède l'anneau qui me rend invisible..."
Puis, il a fallu plusieurs mois avant qu'elle me raconte ce qui avait été le grand événement de sa vie.
Elle avait rencontré Vincent à l'époque où elle apprenait la céramique à la Villa Arson. Vincent était alors étudiant en philosophie. Il n'avait pas connu son père, sa mère était morte quand il était enfant, et il ne lui restait pour toute famille qu'un oncle célibataire qui lui servait une petite pension pour lui permettre de continuer ses études. Cet oncle était musicien, il jouait du saxophone et de la clarinette dans de petits orchestres. Il gagnait mal sa vie. Il se déplaçait au gré des contrats qui l'appelaient parfois assez loin de chez lui, pour un mariage ou pour une Bar Mitzvah, pour un bal du 15 août. Vincent, de son côté, habitait une mansarde, rue Offenbach, et il avait ses habitudes dans un café de l'avenue de la Bornala, qui était sur le chemin de la faculté des lettres.
Il s'y arrêtait le matin, avant le début des cours, pour boire un café-crème et manger un croissant. Il y redescendait à midi pour manger un sandwich. Il lui arrivait de s'y attarder le soir, jusqu'à l'heure de la fermeture. Puis, un jour, quand il était en année de licence, il est arrivé qu'il laisse passer l'heure des cours en demeurant derrière la vitre.
C'était l'hiver, il faisait froid, il pleuvait. L'intérieur était chauffé par un poêle, mais pas assez pour qu'il quitte son manteau, ni qu'il sorte les mains des poches de son manteau, le café-crème fumant devant lui. L'endroit s'est vidé puis, à midi, des camarades l'ont rejoint. Ils ont mangé des sandwichs, ils se sont disputés, ils ont beaucoup ri. Personne ne lui a posé de questions, puis ils sont repartis, et Vincent est resté là tout l'après-midi et le soir encore, jusqu'à l'heure où le patron l'a mis dehors pour baisser derrière lui le rideau métallique.
Ce n'était rien alors qu'une journée d'absence. Il se nourrissait mal, il fumait trop, il buvait trop de café, sans doute avait-il de la fièvre. Mais le lendemain matin, il est revenu s'asseoir sur la même banquette, dans le même café, et il y a passé de nouveau la journée entière.
L'absence s'est prolongée. Clara est venu le rejoindre un jour pour boire un café-crème et manger un sandwich avec lui. Elle était inquiète. Ils baissaient la tête pour n'être pas entendus. Leurs fronts se touchaient presque. “Je crois que je n'y retournerai pas, lui a-t-dit.
— Mais enfin, que comptes-tu faire?
— Je ne sais pas, mais mon oncle se prive de tout pour me donner cet argent, et je ne me vois pas devenir professeur. Il faut que j'invente quelque chose."
Des semaines sont passées ainsi, dans l'acédie la plus complète. Puis, un beau jour, il n'est plus revenu. Il a décidé de rester dans sa mansarde, rue Offenbach, et de n'en plus sortir pour écrire un roman.
“C'était un petit roman de rien du tout, m'a dit Clara. Juste un petit roman policier. Il a dû y travailler trois mois à peine. Le temps de l'écrire, il a mangé des nèfles. Mais, une fois terminé, Vincent l'a envoyé à l'adresse de la Série Noire, un seul exemplaire à la Série Noire, tu imagines, et, tout de suite, on lui a répondu qu'il était accepté.
— Et j'imagine qu'à partir de là, il a continué sur sa lancée?
— Exactement. Il n'a plus arrêté. Deux à trois romans par an, dont aucun n'a eu un succès considérable mais qui se vendaient tout de même. Je crois que la Série Noire ne lui en a jamais refusé aucun. Et pendant deux ou trois ans, il a continué d'habiter dans la même mansarde. On se voyait souvent. Il n'était pas riche mais il n'avait plus besoin de l'aide de son oncle. Je crois que son oncle est mort pendant cet intervalle, mais je n'en suis pas certaine, c'était peut-être après. Jusqu'au jour où il a décidé d'aller vivre à la montagne, dans un village qui s'appelle Saorge, je ne sais pas si tu connais?
— Oui, oui, bien sûr. J'aime beaucoup cet endroit.
— J'allais l'y retrouver parfois. Je prenais le train, puis l'autobus. Il habitait à présent un appartement ancien, délabré, aux plafonds hauts, impossible à chauffer, au dessin compliqué, avec des marches à monter et descendre quand on passait d'une pièce à l'autre, mais où aurait pu vivre sans se gêner une famille entière. J'y avais ma chambre. Et un jour que j'étais avec lui, un drame s'est produit qui a coupé ma vie en deux.
— Je veux savoir lequel. Il faut que tu me dises. Raconte!"
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