Et puis, je me suis souvenu d’un autre récit que Gaïa m'avait fait, celui d’un week-end où son père l’avait entraînée cette fois en Islande. C’était la même nuit. Sans doute m'étais-je endormi puis réveillé de nouveau, car la scène était toute différente. Il ne s’agissait plus de moi, de rien qui se rapportait à moi, il ne s'agissait pas de mes retours nocturnes dans le quartier du port mais d’une immense falaise où nichaient des oiseaux.
Mon souvenir de ce récit était très incomplet. Depuis, j’ai voulu l’étayer avec des noms de lieux que j’ai recherchés sur la carte, et à présent je peux affirmer sans risque d’erreur qu’il s’agissait de la falaise de Látrabjarg.
Donc, un weekend de printemps, ils se rendent en Islande, au sommet de la falaise de Látrabjarg, et là ils observent des oiseaux. Gaïa découvre que son père s'intéresse aux oiseaux, ce qu’elle n’avait pas imaginé jusqu'alors, et même qu’il est un fin connaisseur de leurs espèces, de leurs habitats et de leurs mœurs.
Ils passent une journée à les observer avec des jumelles, dans le froid et le vent.
Finn (c’est le prénom du père) commente ce qu’ils voient. Il montre du doigt tel oiseau qui sort de la vague où il avait plongé et qui revient vers la falaise, en criant et en battant des ailes dégouttantes d’écume, avec un poisson dans le bec pour nourrir ses petits. Et, oui, en tournant leurs jumelles quelque peu vers la droite, ils peuvent voir les oisillons affamés qui l’attendent, nichés dans une anfractuosité de la roche, et qui crient eux aussi. Le bruit du vent et les capuchons dont ils se couvrent les obligent à lever la voix. Le ciel est chargé de nuages. Ils ont les mains gelées aussitôt qu’ils ôtent leurs gants. Gaïa écoute ses explications sans oser lui demander d'où il tient ce savoir. Ils mangent des sandwichs au saumon et à l'œuf, ils boivent du thé chaud, ils reprennent leurs observations. Finn ouvre même un carnet dans lequel il note quelques mots. Puis, le soir venu, ils se retrouvent dans une auberge où Finn a réservé deux chambres.
Ils dînent dans la salle à manger où flambe un bon feu de cheminée, où les clients sont rares, où l'on entend un peu de musique, puis ils vont s’installer dans des fauteuils, devant la cheminée. Finn commande alors un verre d'alcool, et cette fois il se lance dans un autre discours.
— J’ai craint d’abord, me dit Gaïa, qu’il m’annonce que ma mère et lui allaient se séparer. Depuis le matin, j’avais cette idée en tête, et quand nous nous sommes retrouvés devant la cheminée, qu’il a commencé à siroter son verre d’alcool, je me suis dit: ‘Voilà! C’est maintenant qu’il va m’annoncer la nouvelle.’
Mais elle se trompait. Finn lui annonce plutôt qu’il prend ses distances avec la firme qui l’emploie. Il ne la quitte pas tout à fait, mais il a monté sa propre équipe de recherche, et désormais il appliquera l’intelligence artificielle au service de la cause animale, et en particulier de la préservation de certaines espèces d’oiseaux, comme le Macareux moine (Fratercula arctica), aussi appelé perroquet de mer ou calculot, qu’ils ont pu observer le matin.
Gaïa est très surprise mais elle n’est pas inquiète. Elle sait que son père a gagné assez d’argent, et qu’il l’a assez bien placé pour être libre prendre sa retraite quand il voudra tout en continuant à faire vivre sa famille dans le confort. Et elle ne doute pas non plus qu’il réussira dans son nouveau métier de chef d'entreprise comme il a fait au sein de la firme qui l'employait. Une seule question lui vient aussitôt: “Tu travailleras tout seul?”
Il lui répond que non, qu’il est en train de monter une petite équipe, et lui cite trois ou quatre noms de gens qui habitent aux quatre coins du monde mais qu’elle connait déjà parce qu’il est arrivé qu’ils apparaissent chez eux, et même qu’ils dorment à la maison.
“L'important, lui dit-il, c’est que je pourrai ainsi passer beaucoup plus de temps à Dorgelès. J'étais un peu fatigué des voyages, vois-tu, maintenant je travaillerai chez moi.
— Tu me dis cela maintenant que je m’en vais! lui répond Gaïa. Ce n’est pas juste!”
Car celle-ci, en effet, vient d'être admise à poursuivre ses études à l’université d’Austin, Texas, où elle doit s'exiler à la rentrée d’automne. Mais, bien sûr, elle dit cela pour rire. Elle est en réalité ravie de prendre son envol.
Et ensuite, il n’y a plus rien de vraiment important. Ils parlent des avantages qu’elle trouvera à être admise à Austin plutôt qu’à l’université de Stanford où elle avait candidaté d’abord. Puis, ils parlent de la maison des Aulnes, de la vraie compétence et de la vraie détermination que Magdalena met à gérer l'école de musique, du petit ami de la petite sœur qu’elle est allée chercher parmi ceux de La Cayolle. Cela jusqu'à ce que Finn ajoute: "Et puis ainsi, comme j’aurai plus de temps, je pourrai m’atteler vraiment à mon encyclopédie amoureuse de Godzilla!
— De Godzilla? me suis-je exclamé alors. Votre père veut écrire une encyclopédie amoureuse de Godzilla? Dites-moi que je rêve!
— Mais non, pas du tout, je vous assure. Mon père est un authentique fanatique de Godzilla depuis toujours."
S’en est suivie une longue explication dont le détail importe peu. Après tout, une fois la surprise passée, il n’y avait rien d'inconcevable à ce que quelqu'un comme Finn Nolan s'intéresse à Godzilla. À la maison, c'était Magdalena qui faisait écouter de la musique classique à leurs filles. C'était elle qui leur avait fait lire les nouvelles de Robert Louis Stevenson en anglais quand elles étaient enfants, et à peine plus tard celles de Jorge Luis Borges en espagnol (elle était argentine). Finn Nolan, quant à lui, ne lisait que des articles scientifiques et, quand il ne travaillait pas à ses projets, il faisait du sport.
Elle m’a dit: “Godzilla, vous comprenez, c’est la rencontre entre les États-Unis et le Japon, c’est le mythe qui les réconcilie après le double traumatisme que constituent, pour les uns l’attaque de Pearl Harbor, pour les autres l’explosion des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Et mon père aime tout particulièrement que ce soit une œuvre collective. Il aime que les meilleurs talents concourent à une œuvre collective, à travers les continents et au fil des années, au point qu’on ne sache plus au juste qui est l’auteur de telle invention, que la plupart des amateurs ne remarqueront pas, et qui sera reprise ou ne sera pas reprise les fois suivantes. Si bien qu’il a recherché les noms de tous ceux qui ont collaboré aux différentes réalisations, non seulement ceux qui sont connus de tous, mais les autres aussi, des techniciens, des artistes, qui ont travaillé dans les studios, qui ont dessiné les maquettes, qui ont pensé l’éclairage, qui ont composé les musiques.
— Oui, oui, je vois très bien, pardonnez-moi, me suis-je hâté de lui répondre. Je crois que ce soir, je suis un peu perdu…”
Le soir en question a été le dernier où nous nous sommes parlé. Où je l’ai vue. Elle venait de m’annoncer que, le lendemain, je pourrais rentrer à Paris. Et quelque chose de tout à fait étrange s’est produit alors. Soudain, je me suis demandé si tout cela était bien réel. Si elle ne me mentait pas. Pour la première fois, je me suis demandé si Gaïa n’inventait pas tout ce qu’elle me racontait, au fur et à mesure. Et, pire encore, je me suis demandé si le visage qui apparaissait sur l'écran de mon téléphone était celui d’une personne en chair et en os, ou plutôt une invention de l’intelligence artificielle.
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