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Quand on meurt

Ludwig Wittgenstein, à l'ouverture de ses Leçons sur la croyance religieuse, cite un général autrichien qui dit à un interlocuteur: “Je penserai à vous après ma mort, si toutefois cela est possible." 

Cette idée paraît bien étrange. Écartons-la pour l'instant. Ou modulons-la d'une manière qui pourra paraître plus raisonnable.

Le même général aurait pu dire: "Au moment de mourir, je penserai à vous." On peut imaginer une liste qu'il consigne dans un carnet, pourquoi pas sur son téléphone, de choses qu'il devra faire quand la mort paraîtra la plus proche, si tant est qu'elle veut bien s'annoncer: de musiques qu'il pourra écouter, d'un film qu'il voudra revoir, d'un poème qu'il redira dans sa tête, et bien sûr de personnes dont il voudra se souvenir, et qui ainsi l'accompagneront dans la mort, en lui rendant le passage plus doux.

Cette idée me paraît en effet plus réaliste. Je la partage assez. J'ai confiance en elle au moins autant que dans la médecine. Mais est-elle si différente?

S'il s'avère qu'après la mort, comme on dit, il n'y a rien, que notre général ne pourra plus écouter aucune musique, ni penser à personne, si tant est que cela puisse s'avérer d'une quelconque manière (je ne vois pas laquelle), alors il n'y aura personne non plus pour lui reprocher, ni seulement pour lui faire remarquer qu'il s'est trompé. Et si personne ne peut le faire, pas même lui, dans quel sens pourra-t-on dire qu'il s'est trompé? Aucun, bien sûr.

Si après la mort, il n'y a rien, cela signifie que notre existence se fige dans le dernier instant de notre vie, et à jamais. Ainsi, Hitler restera Hitler. Mozart restera Mozart. Et, dans ce cas, il ne paraît plus tout à fait stupide de dire qu'après la mort, et à jamais, on continuera à être ce qu'on était dans ce moment ultime, occupé à regarder un film qu'on avait soigneusement choisi, à écouter Glenn Gould qui joue les Variations Goldberg et à penser aux êtres qu'on a aimés.

Autrement dit: Si je crois en l'au-delà et qu'après la mort il n'y a rien, pas même moi pour m'en apercevoir, je ne risque pas d'être déçu.

Autrement dit encore: Croire en l'au-delà ne suppose pas que cet au-delà existe. La croyance ne procède d'aucune affirmation, seulement d'une espérance. Tandis que l'incroyance me semble relever d'un refus. C'est comme si l'incroyant disait: “Je ne veux pas être pris pour un imbécile!" Mais quel orgueil! Par qui penses-tu, au juste, que tu puisses être pris pour un imbécile?



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