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Un rêve de Shakespeare

L'histoire était simple. Clara est à Saorge chez Vincent. C'est l'automne. Le village a retrouvé son calme après les grandes chaleurs et l'afflux de visiteurs qui se répètent chaque été. Vincent travaille à un nouveau roman, il est très occupé et pas d'humeur la plus joyeuse, cela ne se passe pas dans son histoire comme il voudrait. Clara évite de le déranger. Elle profite de sa chambre. Elle lit des romans, se promène, converse avec les habitants qui ont pris l'habitude de la voir, elle fait la cuisine, écoute de la musique, en particulier les Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach dans l'interprétation qu'en donne Anner Bylsma, que lui a recommandée une amie, violoncelliste elle aussi, qui est allée vivre et travailler en Italie. Puis, un jour, Vincent lui annonce qu'un cinéma de Menton programme Mulholland Drive de David Lynch, un film qu'il a déjà vu mais qu'il voudrait revoir pour en reprendre quelque chose dans son roman. “Tu viendras avec moi?" Elle répond que oui, bien sûr. Et, ce soir-là, ils prennent la voiture de Vincent pour descendre à Menton.
Ils revoient le film dans une salle à peu près vide. Puis, dans la nuit, ils vont retrouver la voiture qu'ils ont laissée sur le front de mer, et ils remontent avec elle vers Saorge, en empruntant la route étroite et sinueuse de la vallée de la Roya par laquelle ils sont venus. Et c'est alors que l'accident se produit.
Une voiture en descend à pleine vitesse. Ils l'entendent venir de loin, dans les gorges obscures où les bruits du moteur et des pneus crissant sur le bitume résonnent à plusieurs kilomètres, puis elle les heurte. Elle ne ralentit pas. Elle s'encastre dans elle. Elle la plie en même temps qu'elle la fait basculer au milieu des rochers, tout près de l'eau du torrent. Le fracas est terrible.
Quand elle se réveille, Clara est dans un lit d'hôpital, ou plutôt de clinique. On lui dit qu'elle est restée dans le coma pendant plusieurs jours, des semaines peut-être. Tout de suite — ou peut-être pas tout de suite, mais après plusieurs jours encore —, elle se souvient de son ami. Elle demande: “Où est Vincent? Qu'est-il devenu? Je veux le voir!", à quoi on lui répond qu'hélas, il n'a pas survécu.
Elle s'est souvenu de son ami, tout de suite en se réveillant, elle ne se souvient pas de l'accident, encore moins du cinéma. On lui montre les tickets d'entrée qu'on a retrouvés dans une poche du garçon. En revanche, on ne retrouve pas la voiture qui les a emboutis, et qui pourtant ne doit pas être dans un bien meilleur état que la leur. On ne la retrouvera jamais.
Après son réveil, il y a une longue période durant laquelle on doit lui administrer des sédatifs, car elle dort la plupart du temps et elle rêve. Elle se souvient d'un rêve parmi ceux qu'elle a faits pendant cette période, elle dit: “Nous sommes une troupe de théâtre, c'est en Angleterre, à l'époque de Shakespeare. Nous arrivons dans une ville où nous devons nous produire le lendemain, mais un orage éclate et la ville est prise sous un déluge. Les rues sont transformées en torrents de boue et, comme nous sommes en période de foire, les auberges sont pleines de voyageurs et elles ne peuvent pas nous accueillir. 
"Où donc passer la nuit? On nous propose d'aller nous réfugier dans une écurie, à moins que ce ne soit la forge d'un maréchal-ferrant. Un détail important: il ne fait pas froid du tout, nous sommes trempés de pluie mais il ne fait pas froid du tout. Alors, nous remercions et nous nous transportons ensemble, avec nos bagages, dans l'écurie.
"De l'auberge voisine, on nous apporte de quoi dîner, des chopes de bière pour les garçons et du lait pour les enfants, car il y a des enfants avec nous: deux bébés dans leurs couches, une fillette de cinq ans et un garçon de trois. Nous formons une famille. Tel enfant de l'un peut bien être en réalité celui de l'autre. La jalousie n'a pas cours entre nous. Et alors, commence une nuit durant laquelle les choses se passeront de la manière suivante.
"Les jeunes femmes dont je fais partie s'arrangent des endroits pour dormir avec les enfants, sur des bancs, dans une huche, avec des bottes de paille, vers le fond de l'écurie. Elles défont leurs vêtements mouillés, elles les étendent à sécher où elles peuvent, tandis que les garçons restent debout devant la porte ouverte sur la rue où la pluie se fait moins violente au fur et à mesure que la nuit avance, mais où elle durera jusqu'au petit jour.
"Ils boivent du vin qu'on leur apporte après la bière et ils fument de longues pipes en terre. Et là, ils sont en grande conversation. Ils se disputent. Toute la nuit, ils se disputeront en regardant la pluie. Pas une dispute violente mais comme s'ils avaient attendu ce moment pour faire le bilan de l'aventure commune depuis qu'ils ont créé la troupe. Car nous venons de loin, d'une toute petite ville, tandis qu'à présent nous avons conquis la faveur du public londonien.
"C'est le répertoire surtout, plutôt que le jeu des acteurs ou la qualité des décors qui est en question dans la dispute des garçons. Ils disent: 'Jusque-là, nous avons toujours joué la comédie, et cela nous a assez bien réussi, mais à présent que nous avons acquis du métier et une jolie réputation, n'est-il pas temps de nous attaquer à des sujets plus graves, à des drames historiques où l'injustice, la tyrannie des puissants seront subtilement dénoncées, à des tragédies pleines de passion et de fureur, qui iront fouiller jusqu'au tréfond de l'âme humaine?' Et pour illustrer ces propos, l'un va chercher dans un sac une marionnette, un autre dans une sacoche un manuscrit dont il lit à haute voix quelques vers écrits en pentamètres iambiques.
"Pendant ce temps, les jeunes femmes dont je fais partie s'endorment avec les enfants près d'elles. Elles sont dépoitraillées, et parfois elles ouvrent un œil et elles les voient qui se profilent dans l'encadrement de la porte grande ouverte sur la rue. Et, au fur et à mesure que la nuit avance, la dispute entre les garçons s'apaise, les répliques se font plus rares et plus brèves, jusqu'à ce qu'ils finissent par ne plus parler du tout, par ne plus faire que regarder la pluie dans le jour qui vient.
"Un à un, ils se retirent. Ils vont s'étendre près de leurs compagnes qui, dans leur sommeil, leur font une place contre leur dos, en même temps que, d'un geste machinal, elles vont chercher derrière elles une main qu'elles ramènent pour la poser sur leur sein. Et alors, il ne reste plus que lui, William, qui s'assied sur le seuil, les jambes pliées, le dos appuyé au chambranle de la porte, et qui tire sur sa pipe en souriant au petit-jour."

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