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Une céramiste

Il y avait quelque chose de la grotte sous-marine dans cette boutique, à cause des céramiques qui jonchaient tous les meubles, qui y étaient suspendues, accrochées du sol au plafond, et qui ressemblaient à des coquillages sur la nacre desquels auraient été peintes des figures étranges, dont on ne savait pas dire s'il fallait en rire ou s'en effrayer, et parce qu'elle était habitée par une sirène un peu fantomatique, semblable aussi à cette infirmière en blouse blanche que vous avez découverte debout, à votre chevet, à l'instant précis où, dans votre rêve, vous vous êtes réveillé d'un long coma, comme prisonnier d'une clinique tellement calme et silencieuse, au milieu des arbres qui ornaient son parc, derrière votre fenêtre, que vous n'avez pas tardé à deviner que vous y étiez le seul patient.
J'étais passé plus d'une fois devant la vitrine sans la remarquer parce qu'elle était éteinte, mais cette fois un peu de lumière jaune comme de l'huile éclairait le décor, si bien que j'ai posé le pied sur l'unique marche du perron et que j'ai poussé la porte, et comme la sirène (ou l'infirmière) s'avançait à ma rencontre, et comme elle avait l'air étonné de me voir, j'ai dit: “Pardon Madame, je vous dérange peut-être...", à quoi, en serrant ses deux mains devant elle (où étaient les ciseaux, où était la seringue?), elle a répondu d'une petite voix précise que la boutique était d'ordinaire ouverte sur rendez-vous, mais qu'elle n'en était pas moins ravie de me recevoir.
“Peut-être alliez-vous fermer?
— Non, non, pas du tout. J'attends de commencer une cuisson. Il me reste à la préparer. J'en aurai pour une partie de la nuit."
J'ai hésité. Avais-je le droit à une autre question avant de la quitter? J'ai dit: “Parce que vous travaillez ici?
— Mais oui. Mon atelier est tout là-bas au fond. Vous pouvez le voir", et elle me l'a montré d'un geste de la main. "Il y a trop de désordre pour que je vous invite à y entrer, mais une autre fois..."
C'était une caverne dont la profondeur était éclairée par de faibles lueurs. Les innombrables coquillages palpitaient dans la pénombre mystérieuse, ils s'ouvraient et se fermaient comme des yeux. J'ai dit encore: “Ne me répondez pas si je suis indiscret, mais depuis combien de temps êtes-vous installée ici?
— Depuis un peu plus de vingt-cinq ans. J'ai appris la céramique à la Villa Arson.
— Comment ai-je pu, jusqu'à ce soir, ignorer votre présence? Je me promène souvent dans ce quartier! Mais, puisque vous évoquez la Villa Arson, peut-être y avez-vous connu ma vieille amie Yoko Gunji?
— Yoko était mon maître. Et elle-même avait été l'élève de Daniel de Momoullin, pendant le temps où elle avait séjourné à Taizé. Elle en parlait souvent.
— Quel digne héritage!" J'avais cherché une formule qui ne fût pas trop emphatique. Celle-ci l'était à peine. J'ai ajouté: “Mais je ne veux pas vous déranger davantage. Je reviendrai une autre fois, et cette fois je prendrai rendez-vous."
— Oh, oui, bien sûr, il faut revenir. Attendez que je vous donne ma carte avec mon téléphone et mon adresse mail. Ne tardez pas. Nous parlerons de Yoko. Je vous montrerai ma table de travail ainsi que mon four. Je vous le promets.”
Avec, de nouveau, le même geste de la main vers les entrailles de l'immeuble où s'enfonçait la boutique et où elle ne tarderait pas à retourner, comme si les figures peintes, grimaçantes ou rieuses, avaient pu l'y attendre.
Sa carte de visite était écrite à la main, à l'envers d'un morceau de carton savamment découpé dans l'emballage d'un produit ménager. Les lettres y étaient tracées à plume, elles montraient volutes et jambages qui auraient convenu à une fée. Je l'ai épinglée chez moi sur un panneau en liège, au milieu de mes photos. Et j'ai retenu son nom — Clara Finnegan — , dont la consonnance irlandaise m'a surpris. Son visage était pâle mais, dans la demi-obscurité, je n'avais pas pu juger de la couleur de ses cheveux.

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