“Je possédais un canot à voiles qui s’appelait l’Ariel, et qui valait bien soixante-quinze dollars environ. Il avait un pont coupé, avec un coqueron, et il était gréé en sloop; — j’ai oublié son tonnage, mais il aurait pu tenir dix personnes sans trop de peine. C’était avec ce bateau que nous avions l’habitude de faire les plus folles équipées du monde; et maintenant, quand j’y pense, c’est pour moi le plus parfait des miracles que je sois encore vivant.” Vous reconnaissez ce canot? C’est celui qu’Edgar Allan Poe attribue à Gordon Pym au tout début de ses aventures. Celui de Luigi Castigliani était en tout point pareil. Luigi s’en servait pour la pêche, il s’en servait aussi pour promener des touristes dans le golfe de La Spezia. Jérémie le lui avait loué deux ou trois fois pour se promener, au coucher du soleil, en emmenant Cécile. Et cette nuit-là, c’est l'idée de ce frêle navire qui nous a rendus fous.
Jérémie était parti tout de suite après la dispute. Cécile était dans l’escalier en même temps que moi quand Jérémie et son père se sont affrontés. Elle est montée s’enfermer dans sa chambre. D'après Anna Maria, Jérémie n’est pas allé lui dire au revoir davantage qu’à nous. Il a fait son sac et il est parti.
Le ciel était couvert. On annonçait de la pluie en fin d’après-midi. Il y avait des semaines qu’on n’avait pas vu la pluie, et on se réjouissait de son retour, même si celui-ci devait marquer pour nous la fin des vacances, et on annonçait aussi l’orage, et celui-ci non plus ne nous faisait pas peur. Nous le regarderions sévir sur la mer, ses éclairs traverser le ciel, en nous tenant ensemble sur notre balcon. Et si c'était au milieu de la nuit, Anna Maria sortirait de sa chambre, les pieds nus, en chemise blanche, avec ses longs cheveux noirs défaits. Et en quelques instants nous serions trempés par la pluie, et cela nous ferait rire.
Nous n'avons pas revu Cécile de toute la journée. À cinq heures, Anna Maria est allée frapper à sa porte. Elle voulait la persuader de nous rejoindre pour prendre le thé et manger quelque chose. Il était question d’une partie de Scrabble à laquelle elle aurait pu se joindre. Et aussi d’un puzzle à peine commencé, qui attendait sur une table. Et, bien sûr, de vieux numéros de Vogue jetés partout.
Anna Maria est restée un moment en sa compagnie avant de redescendre seule. Elle était plutôt souriante. D’un ton un peu moqueur, du bout des lèvres, elle a dit que sa protégée avait vidé une boîte de Kleenex mais que c’était de son âge, que cela lui passerait. Thierry regardait par la fenêtre. Il a fait semblant de ne pas entendre. Il a disparu au jardin. Puis, deux heures plus tard, il a surgi au salon, le visage blême, les traits tendus, pour nous dire que Cécile n'était plus dans sa chambre. Il a dit: “Elle est allée le retrouver, cette folle!”
Il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Nous avons dîné en silence, de viande froide et de cornichons, en écoutant la pluie qui maintenant redoublait. Soufflée par le vent, elle frappait nos fenêtres. Thierry s’est servi plusieurs fois de vin. Soudain, c’est moi qui ai dit ce que chacun avait en tête: “Pourvu qu’il n’ait pas eu l'idée de sortir le bateau de Luigi!” À quoi Anna Maria a tout de suite ajouté: “Pourvu qu’il n’ait pas eu l’idée d’emmener Cécile en promenade sur le golfe!” Comme s’il avait attendu que quelqu'un se décide à formuler ces craintes, Thierry est sorti de son silence. De l’air d’un homme qui a abusé de l’alcool, il a dit: “Je vais la chercher!” Je ne pouvais pas le laisser partir tout seul dans cet état, ou alors Anna Maria aurait voulu l’accompagner. J’ai répondu: “Je viens avec toi!” Nous nous sommes élancés, et c’est alors que la tempête a pris des proportions démesurées.
La petite route qui descendait au village s'était transformée en rivière. Nous avions de l’eau jusqu’aux chevilles, mais surtout nous en avions plein les yeux. La nuit maintenant était d’encre. Arrivés au port, nous nous sommes trouvés face à des vagues énormes qui déferlaient sur le quai de granit en fracassant les frêles embarcations qui y étaient attachées. Impossible de s’en approcher à moins de quinze mètres. Et le bruit était tel qu’on ne pouvait rien se dire. Thierry, dans son ivresse, criait le nom de Luigi. Il faisait de grands gestes. Il prétendait aller frapper chez lui pour savoir si Jérémie lui avait emprunté l’Ariel et à quelle heure. Mais qui pouvait savoir où habitait Luigi? Et si Jérémie et Cécile, par malheur, se trouvaient en mer, quel moyen aurions-nous maintenant de les secourir? Nous étions les seuls êtres humains à braver la tempête. Nous étions les seuls fantômes à hanter ces ténèbres. Je tirais Thierry par la manche pour que nous remontions à la villa. Nous n’avions rien à faire ici, rien à apprendre, il nous faudrait attendre le matin.
Anna Maria nous a poussés successivement sous la même douche brûlante, elle nous a couverts de peignoirs et de serviettes éponge. Elle nous a servi des grogs. Le reste de la nuit s’est passé dans une attente angoissée. Personne n’osait ouvrir la bouche. Au petit jour, nous nous étions endormis dans des fauteuils. La pluie avait cessé. Quand nous sommes redescendus au village, Thierry et moi, tous les pêcheurs étaient alignés sur le quai. Ils constataient les dégâts. Nous n’avons pas eu longtemps à attendre. Le canot de Luigi était bien là, naufragé comme les autres, au bord du quai de granit auquel il était resté attaché comme une chèvre à son piquet. On pouvait le voir sous un mètre d’eau.
Nous étions samedi. Notre départ pour Buenos Aires était prévu pour le mardi. Anna Maria disait déjà qu’elle ne partirait pas tant que son cousin ne serait pas rassuré sur le sort de Cécile. Celle-ci a dû l'entendre. Le dimanche soir, elle a appelé son père. Elle lui a dit qu’ils étaient à Gènes, qu’elle avait pris un billet d’avion, qu’elle serait à Londres puis à Chichester, chez sa mère, dès le lendemain. Jérémie poursuivrait son chemin ailleurs.
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Un récit de pure fiction (je veux dire, dont l'intérêt ne consiste pas dans l'importance du sujet), et surtout s'il s'agit d'une nouvelle, on peut dire qu'on est toujours dans le principe du roman à énigme, ou du roman policier. Dans la mesure où on est toujours à se dire: "Comment ça va (comment ça peut) se terminer?" Et quand je dis "on", je veux parler de l'auteur aussi bien que du lecteur. Toujours dans le cas d'un problème dont on cherche la solution.
RépondreSupprimerLa même question évidemment se pose à propos d'une séance d'analyse et d'une analyse toute entière.
RépondreSupprimerJe trouve sur Wikipédia: "Un retournement final ou twist final (de l'anglais twist ending) est une structure narrative utilisée le plus souvent au cinéma dans laquelle une fin inattendue amène le spectateur à voir l'histoire sous un angle différent et le pousse vers une nouvelle interprétation de l'ensemble. Cette technique appartient au renversement de situation propre à toute mise en scène."
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