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Esthétique de la nouvelle

Quand on lit une nouvelle, il arrive qu'on ait le sentiment d'un nombre parfait. Le sentiment qu'elle contient le nombre exact d'informations dont nous avions besoin (et dont elle d'abord avait besoin), livrées avec le nombre exact de mots qu'il fallait. 

Je parle d'un sentiment, ou d'une impression, parce que, bien sûr, cette exactitude ne se mesure pas. Nous serions incapables de dire de combien d'informations se composait l'histoire, même si un traitement de textes peut nous dire combien de mots nous avons lus.

Et si même le nombre d'informations pouvait être établi lui aussi, comme celui des mots, par une analyse de l'Intelligence Artificielle (ce qui ne me semble pas impossible, de manière approximative au moins), rien ne nous dirait si ce nombre est celui qu'il fallait. Il se trouve que parfois nous éprouvons ce sentiment de perfection. D'adéquation parfaite entre ce que le texte voulait nous dire (et nous faire imaginer) et la manière dont il l'a fait. Et il est difficile d'en dire beaucoup plus, tant du moins que nous en sommes à une première lecture.

Quand cette idée m'est venue à l'esprit, j'ai voulu la vérifier en allant relire une nouvelle d'Hemingway, que j'ai souvent relue depuis que je sais lire. C'est Le Champion, qui date de 1925, et qui appartient au cycle des Nick Adams. L'auteur est donc jeune quand l'écrit (il est né en 1899), et on a pourtant le sentiment qu'il atteint là le cœur de son métier, le cœur de sa manière.

Or, ce qui me semble remarquable dans le cas de ce texte, maintenant que je l'ai relu, c'est qu'il n'est pas d'une concision absolue. Il est bref, mais l'IA pourrait encore le résumer sans rien perdre d'important dans le contenu de l'histoire. Et néanmoins, nous autres lecteurs ne le souhaiterions pas plus concis.

On y trouve même des répétitions auxquelles nous ne trouvons rien à redire.

Il avance d'un pas ferme et tranquille, comme celui de son jeune héros. Et il nous a convient comme il est.

"Il tombe bien", comme on dit d'un vêtement bien coupé.

C'est que le sentiment de perfection ne regarde pas seulement du côté du texte et du talent de l'auteur. Il regarde aussi du côté du lecteur. Nous sommes contents de ce texte parce que nous sommes contents aussi de la lecture que nous en avons fait.

Notre sentiment de perfection tient à une adéquation entre notre lecture et le texte. Entre notre compréhension et l'intention présumée de l'auteur. L'impression qu'il ne contient rien de trop, ni qu'il lui manque rien, atteste conjointement que l'auteur l'a bien écrit et que nous l'avons bien lu.

Nous y avons marché du même pas que l'auteur, sans aucun décalage. Et nous sommes reconnaissants à l'auteur de nous avoir procuré ce sentiment. Et nous sommes assez fiers aussi, à tout le moins satisfaits, d'avoir réussi notre lecture en sa compagnie. Comme si nous avions loué les services d'un guide de montagne, et qu'en sa compagnie, nous étions parvenus au sommet du Mont-Blanc.

Quand nous faisions de la musique à plusieurs, il y avait toujours le moment de cette inévitable plaisanterie où l'un de nous levait son archet en disant: “Allons, c'est parti, on se retrouve au point d'orgue". Et, en effet, le premier critère d'une exécution réussie était bien que nous ayons été ensemble, de la première à la dernière mesure.

Je pense que ce sentiment est au cœur de l'esthétique de la nouvelle. Sans doute est-il assez proche de celui que procure la poésie de formes fixes, où les vers et syllabes sont comptés et où les rimes se répondent de façon symétrique. Mais il s'agissait là de formes constantes, qui s'imposaient de l'extérieur, tandis que, dans le cas de la nouvelle, il n'en va pas ainsi. Chaque œuvre a sa propre mesure, inhérente à ce qu'il s'agit de dire. 

Le Champion, aussi bien, aurait pu être écrit par Faulkner, par Capote, peut-être même aussi, et peut-être d'abord, par Borges. C'est cela qui est bien dans la nouvelle. Cet effort collectif, cette tradition. Le guide de montagne qui vous a entraîné sur les cimes n'était pas seul à pouvoir le faire. D'autres, chacun avec son style, mais aussi avec beaucoup de gestes en commun. Comme si chacun à son tour était un avatar provisoire des autres.

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