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Le dernier visiteur

Je passe sur ce qu'il est trop facile de deviner. Jamais la beauté dAnna Maria ne m'avait paru si émouvante. Elle n'avait pas quarante ans. Ses cheveux qui frisaient sur sa nuque, l'ourlet de son oreille, le galbe de ses jambes dorées, ses tenues si simples, une robe blanche et des sandales aux pieds, lacées sur ses chevilles, les longs doigts de ses mains, un sourire, un bout de langue entre ses lèvres. Sa présence m'était difficilement supportable. Je craignais toujours de dire un mot de trop, de risquer un geste qui m'aurait trahi. D'abuser de sa confiance. D'encourir sa fâcherie. De me rendre ridicule. Aussi, je la fuyais.

J'avais pris mes habitudes. Je partais le matin pour la plage. Je descendais à pied la petite route qui conduisait au port, sinuant entre les grilles des villas et leurs jardins. Je regardais le ciel. Les serres. Les terrasses d'oliviers. Les bouquets de roseaux. La plage formait une anse abritée par le môle. Je me baignais, je nageais dans une eau limpide et fraîche, je revenais me sécher au soleil. Je m'allongeais sur ma serviette pour lire quelques pages d'un roman policier. Puis, quand le soleil commençait à me brûler, je retournais nager.
Plus tard, en enfilant mon pantalon, je sentais sur ma peau la piqûre du sel. Je franchissais le môle pour passer en revue les petites embarcations qui revenaient de la pêche. Quand j'avais salué les pêcheurs qui vendaient leur poisson sur le quai, je quittais le front de mer pour m'enfoncer dans les rues étroites et sombres où je trouvais à acheter de quoi composer mon repas de midi. Selon les jours: une part de foccacia, une boîte de sardines à l'huile, une gousse d'ail et une tomate, un morceau de parmesan, une bouteille de vin, à quoi j'ajoutais un kilo de pêches que je partagerais ensuite avec mes hôtes. J'avais le plus grand plaisir à fourrer ces denrées dans mon sac à dos, comme un vrai aventurier. J'en serrais les bretelles, et enfin je remontais à la villa, d'un pas plus lent et plus lourd que le matin.
La tête me tournait. Je déjeunais dans ma chambre, sur un coin de bureau, devant la fenêtre ouverte qui regardait la mer. Je me servais un dernier verre de vin et je récitais, pour moi seul, en français, la première strophe du poème de Paul Valéry que je savais par cœur: "Ce toit tranquille où marchent les colombes / Entre les pins palpite, entre les tombes...", puis je faisais la sieste. À mon réveil, il me restait quatre ou cinq heures avant le soir pour travailler à mes nouvelles.
Nous nous retrouvions pour le dîner. Thierry et Cécile nous racontaient la longue promenade qu'ils avaient faite à moto. Jusqu'à Rapallo, jusqu'à Pieve di Teco qu'ils découvraient. Ils paraissaient heureux de se trouver ensemble. Pour peu, on aurait cru des fiancés.
Les veillées étaient brèves. Anna Maria nous parlait de Frankenstein et surtout de l'idéal de liberté qui avait animé le petit groupe d'Anglais emmenés par Lord Byron. Avec nos amis de Buenos Aires, ne partagions-nous pas le même? N'étions-nous pas leurs héritiers? Un soir, elle m'a demandé de lire pour eux une nouvelle qui figurait dans mon premier recueil, qu'elle avait lue et qu'elle avait aimée. Et j'en ai été d'autant plus ému que je l'avais écrite en pensant à elle.

J'en étais à me dire que je pourrais ne pas repartir avec eux. À Buenos Aires, après de longues fiançailles qui n'avaient pas abouti, sans doute parce que la pensée d'Anna Maria m'occupait trop, je vivais seul. Avec cela, j'avais commencé à publier dans les pages d'El Republicano d'assez longs articles de critique littéraire. Le premier concernait une traduction qui avait été faite d'une aventure de Fantômas. Non seulement, elle avait été publiée mais elle avait été bien accueillie. Qui d'autre que moi pouvait s'intéresser à ce genre de chose? Par la suite, on m'avait signalé le réédition d'une traduction espagnole des Aventures d'Harry Dickson. Serais-je prêt à remplir deux feuillets à propos d'elle aussi? Bien sûr que j'étais prêt! D'autant que, cette fois, je serais payé. Oh, pas un prix exorbitant, mais un certain prix tout de même. Et ainsi, j'avais trouvé ma place dans le monde des lettres pour la première fois de ma vie.
Je disposais en outre de quelques économies. Jusque-là, j'avais été trop sage. Je m'étais comporté, depuis l'adolescence, comme un élève studieux. Le moment n'était-il pas venu de lâcher la bride et de m'offrir enfin une année de vacances?

La banque où j'étais employé m'accorderais ce congé. Je continuerais d'écrire pour El Republicano. J'y gagnerais un peu d'argent. À côté de cela, j'ajouterais ce qu'il fallait à mon second recueil de nouvelles. Je louerais un studio pas très loin de la mer. Je connaîtrais l'hiver dans ce petit port, quand les touristes le quittent. Je verrais les orages frapper à ma vitre. J'écrirais de longues lettres à Anna Maria, en laissant transparaître le sentiment que j'avais pour elle, et elle me répondrait. Tout cela aurait pu réussir, mais c'était sans compter l'arrivée, dans notre étroite et aimable communauté, d'un nouveau visiteur.

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