Quand l’un de nous était désigné pour effectuer une mission, il savait ce qu’il aurait à faire mais il ne savait pas pourquoi. Le Maître, son Secrétaire et Anna Maria étaient seuls à le savoir. Ils en avaient longuement discuté, ils avaient pesé le pour et le contre au cours d’innombrables échanges, et nous ne doutions pas que la décision qu’ils avaient prise allait dans le sens de la concorde et du progrès universels, même si elle n'était pas toujours conforme à la loi. Et nous ne doutions pas non plus que le Cercle avait des appuis dans les hautes sphères de la société. Auprès des gouvernants de différents pays. Qu’il recevait des financements occultes. Qu’en cas de dérapage, d’accidents de parcours, nous serions protégés. Cela s'était vu. On le racontait. Mais, pour l’affaire du fantôme de Baudelaire, il n'était pas question de s’en prendre à quiconque. De commettre aucun délit. De dérober aucun dossier dans les archives d’un notaire. De remplacer, dans une salle de musée, aucun tableau de Hans Holbein le Jeune par un faux. Ou de voler la Joconde. Il s’agissait d’une enquête qui porterait sur un fantôme.
Fernando Auguri nous déclara un jour, comme nous étions réunis au plus haut étage d'un parking désert, et que dehors la pluie menaçait, qu’une agence de renseignement tout ce qu’il y avait de plus officielle avait eu à recueillir les témoignages de différentes personnes, qui ne se connaissaient pas entre elles, mais qui toutes avaient fait l’expérience d’une rencontre avec quelque chose ou avec quelqu'un qu’il fallait bien appeler, au moins provisoirement, “le fantôme de Baudelaire”.
Il s’agissait chaque fois de rencontres furtives, qui restaient sans lendemains, mais qui avaient marqué les témoins d’une très forte impression, au point que certains d’entre eux s'étaient rendus au commissariat le plus proche pour les signaler, et que la presse parisienne, dans certains cas encore, s’en était faite écho.
L’agence de renseignement qui avait été saisie de l’affaire avait soumis les documents recueillis à l’attention d’un groupe de chercheurs, tous spécialistes des phénomènes para-normaux, et ceux-ci, après examen, avaient été unanimes à reconnaître des coïncidences troublantes entre ces témoignages.
L’affaire n'était pas assez importante pour qu’on mobilise davantage de moyens. Après tout, Charles Baudelaire, vivant ou mort, pouvait se promener où il voulait, et s’adresser à qui il voulait, on n’y voyait pas d’inconvénient, d’autant que le spectre en question ne s'était jamais montré menaçant, plutôt sentimental, d’humeur éthylique, comme on pouvait s’y attendre, mais on était néanmoins curieux de savoir ce qu’un enquêteur habile, en se montrant patient, en y consacrant tout le temps qu’il fallait, pourrait découvrir sur place. Car tout se passait à Paris, dans certains quartiers de la vieille capitale, où le vrai Charles Baudelaire avait traîné sa vie de poète maudit. D’ivrogne, d’esthète, de fieffé réactionnaire. D'amoureux de la misère. De fidèle du guignon. De génie incomparable. Et, par je ne sais quels détours secrets, le Cercle avait hérité de cette proposition.
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