Accéder au contenu principal

Le problème de l'eau (2)

Alejandro disait: “Il y a une période de ma vie où j’ai été là-bas. Je n’ai jamais trop su ce que j’y faisais, si je faisais bien ou mal, si je m’acquittais correctement de la mission qui m’était confiée. Alejandro le savait-il lui-même? Je n’en suis pas certain. Que sont devenus depuis lors Daria et Dennis, sont-ils encore en vie, sont-ils restés en couple dans le petit ranch qu’ils habitaient à l'entrée du désert? Je n’en ai pas la moindre idée. Je pense souvent à eux, je leur souhaite le meilleur, le plus doux et le plus bouleversant qu’une existence humaine puisse apporter, mais il ne m’appartient pas de le savoir.”

Alejandro disait qu’il avait gardé des images étonnement précises de cette période. Durant la journée, le centre commercial attirait beaucoup de monde. C'étaient des milliers de personnes qui affluaient en voitures, puis qui circulaient partout à l’intérieur du bâtiment, à tous les étages, dans tous les sens, des êtres qui ne tenaient plus au sol et dont les images multipliées se reflétaient dans des parois de métal et de verre, animés par des lumières et des musiques qui inversaient leurs apparences, si bien qu’on ne savait pas toujours où était le haut et où était le bas. Puis, après dix heures du soir, il ne restait plus d’ouverts que le cinéma et un unique restaurant, dont la clarté derrière les vitres faisaient des tâches dans la nuit, et que dominaient de haut les enseignes au Néon.

De loin, dans les halos de couleurs, on pouvait apercevoir les silhouettes des personnes qui sortaient de ces lieux. On entendait leurs voix, leurs brusques éclats de rire, le tintement des clés qu’ils tiraient de leurs poches, des rires encore, puis les claquements des portières suivis par le bruit des moteurs qui démarraient, le chuintement des pneus sur l’asphalte, et enfin on voyait leurs voitures disparaître là-bas, à l’autre bout du parking dont la sortie était marquée par un portique et des arbres chétifs. Puis, après minuit, il ne restait plus rien de tout cela.

Alejandro disait: “Auguri ne m’avait pas demandé de le faire, pourtant il fallait que je me réveille, chaque nuit à peu près à la même heure, que j’enfile un pantalon et un tricot et que j’aille vérifier si le grand parking du centre commercial était vide, comme je l’avais laissé, ou si peut-être j’y verrais la voiture de l’homme que j'étais chargé de surveiller, et dont Auguri m’avait dit qu’il s’appelait Dennis, ou que nous l'appellerions Dennis, parce que je doutais fort que ce fût son vrai nom. Et bien sûr il n’y avait rien ni personne sur le parking, juste les lampadaires qui éclairaient le vide ainsi que l’habitacle de la station d'autobus avec un banc et toujours une grande affiche publicitaire au fond.

“Je m’y étais habitué. Les affiches publicitaires étaient souvent très belles. Je restais longtemps, debout devant elles, à les regarder. J'aimais voir dans la nuit les mannequins parés de montres luxueuses, de sacs luxueux, de vêtements comme on n’en invente pas, et surtout venus de pays très éloignés, qu’on était allé chercher dans tous les endroits du monde pour qu’ils se figent là, dans ces habitacles semblables à des grottes illuminées, comme des divinités païennes dont on aurait attendu qu’elles veillent sur la sérénité de notre sommeil.

“Car je me rendormais assez vite après cela, je faisais des rêves plutôt agréables où parfois, au petit matin, une pluie bienfaisante s’abattait sur la zone commerciale, derrière mes fenêtres. J’entendais alors son bruit, je sentais sa fraîcheur, les mannequins des affiches peuplaient à présent une forêt tibétaine où ils étaient en dialogue avec des animaux bavards et espiègles, et j'étais toujours un peu déçu de constater, à mon réveil, que je m'étais trompé, mais le rêve m’avait néanmoins rendu plus apte à accepter une nouvelle journée de sécheresse. Et puis, une nuit, comme je m’y attendais le moins, la rencontre s’est produite.”

Version complète dans Librairie

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...