Alejandro disait: “Il y a une période de ma vie où j’ai été là-bas. Je n’ai jamais trop su ce que j’y faisais, si je faisais bien ou mal, si je m’acquittais correctement de la mission qui m’était confiée. Alejandro le savait-il lui-même? Je n’en suis pas certain. Que sont devenus depuis lors Daria et Dennis, sont-ils encore en vie, sont-ils restés en couple dans le petit ranch qu’ils habitaient à l'entrée du désert? Je n’en ai pas la moindre idée. Je pense souvent à eux, je leur souhaite le meilleur, le plus doux et le plus bouleversant qu’une existence humaine puisse apporter, mais il ne m’appartient pas de le savoir.”
Alejandro disait qu’il avait gardé des images étonnement précises de cette période. Durant la journée, le centre commercial attirait beaucoup de monde. C'étaient des milliers de personnes qui affluaient en voitures, puis qui circulaient partout à l’intérieur du bâtiment, à tous les étages, dans tous les sens, des êtres qui ne tenaient plus au sol et dont les images multipliées se reflétaient dans des parois de métal et de verre, animés par des lumières et des musiques qui inversaient leurs apparences, si bien qu’on ne savait pas toujours où était le haut et où était le bas. Puis, après dix heures du soir, il ne restait plus d’ouverts que le cinéma et un unique restaurant, dont la clarté derrière les vitres faisaient des tâches dans la nuit, et que dominaient de haut les enseignes au Néon.
De loin, dans les halos de couleurs, on pouvait apercevoir les silhouettes des personnes qui sortaient de ces lieux. On entendait leurs voix, leurs brusques éclats de rire, le tintement des clés qu’ils tiraient de leurs poches, des rires encore, puis les claquements des portières suivis par le bruit des moteurs qui démarraient, le chuintement des pneus sur l’asphalte, et enfin on voyait leurs voitures disparaître là-bas, à l’autre bout du parking dont la sortie était marquée par un portique et des arbres chétifs. Puis, après minuit, il ne restait plus rien de tout cela.
Alejandro disait: “Auguri ne m’avait pas demandé de le faire, pourtant il fallait que je me réveille, chaque nuit à peu près à la même heure, que j’enfile un pantalon et un tricot et que j’aille vérifier si le grand parking du centre commercial était vide, comme je l’avais laissé, ou si peut-être j’y verrais la voiture de l’homme que j'étais chargé de surveiller, et dont Auguri m’avait dit qu’il s’appelait Dennis, ou que nous l'appellerions Dennis, parce que je doutais fort que ce fût son vrai nom. Et bien sûr il n’y avait rien ni personne sur le parking, juste les lampadaires qui éclairaient le vide ainsi que l’habitacle de la station d'autobus avec un banc et toujours une grande affiche publicitaire au fond.
“Je m’y étais habitué. Les affiches publicitaires étaient souvent très belles. Je restais longtemps, debout devant elles, à les regarder. J'aimais voir dans la nuit les mannequins parés de montres luxueuses, de sacs luxueux, de vêtements comme on n’en invente pas, et surtout venus de pays très éloignés, qu’on était allé chercher dans tous les endroits du monde pour qu’ils se figent là, dans ces habitacles semblables à des grottes illuminées, comme des divinités païennes dont on aurait attendu qu’elles veillent sur la sérénité de notre sommeil.
“Car je me rendormais assez vite après cela, je faisais des rêves plutôt agréables où parfois, au petit matin, une pluie bienfaisante s’abattait sur la zone commerciale, derrière mes fenêtres. J’entendais alors son bruit, je sentais sa fraîcheur, les mannequins des affiches peuplaient à présent une forêt tibétaine où ils étaient en dialogue avec des animaux bavards et espiègles, et j'étais toujours un peu déçu de constater, à mon réveil, que je m'étais trompé, mais le rêve m’avait néanmoins rendu plus apte à accepter une nouvelle journée de sécheresse. Et puis, une nuit, comme je m’y attendais le moins, la rencontre s’est produite.”
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