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Le problème de l'eau (1)

La cafétéria était en étage. Ses baies vitrées donnaient vue sur le parking du centre commercial. Plus loin, il y avait le cinéma, et plus loin encore le motel où Alejandro avait loué une chambre. Le reste, c'étaient des autoroutes, de larges voies bitumées qui s'entrelaçaient et se superposaient en certains endroits, qui formaient des nœuds puis des élancements à perte de vue, séparées par des îlots d’habitations avec des maisons qui paraissaient minuscules, écrasées par le ciel, des bouts de jardins et des piscines.

On lui avait demandé de faire le voyage en avion puis de se tenir à cet endroit pour surveiller un homme qui venait en voiture. Il la laissait sur le parking, il disparaissait dans le centre commercial, puis il réapparaissait, une heure plus tard, ou parfois davantage, le plus souvent les mains vides, il remontait dans sa voiture et repartait avec. On ne lui avait pas demandé de le photographier, ni d’essayer de le retrouver ensuite dans le centre commercial, il devait seulement noter les heures de ses arrivées et de ses départs en voiture. On lui avait donné une photo de lui grâce à laquelle il n'avait eu aucun mal à le reconnaître. Sa maigreur, sa pâleur, le blouson de jean trop serré et trop court, le Stetson sur la tête: impossible de se tromper.

Il téléphonait chaque soir à Auguri, comme ils en étaient convenus, pour lui communiquer les horaires qu’il avait notés, et chaque fois Auguri paraissait content. Alejandro l'était moins que lui. Il disait que l’homme avait pu venir ou repartir sans qu’il le voie, parfois il le voyait arriver mais pas repartir, d’autres fois il le voyait repartir sans l’avoir vu arriver, il disait qu’il ne pouvait pas être vingt-quatre sur vingt-quatre derrière la vitre à surveiller le parking, et qu’il craignait en outre de se faire remarquer par les serveuses ou par d’autres clients. Et Auguri lui répondait qu’il ne devait pas s’inquiéter de cela, qu’il comprenait bien que la nuit il lui fallait dormir, et qu’il devait aussi, à certaines heures du jour, se dégourdir les jambes, aller marcher ou courir dans le petit bois où les habitants faisaient du sport avec leurs chiens, ou fréquenter la salle de sport du centre commercial, qu’il suffisait qu’il continue de faire comme il faisait quelques jours encore, peut-être une semaine ou deux. “Tu penses que tu peux tenir encore une semaine ou deux sans trop te faire remarquer, ni devenir dingo? lui disait Auguri. Ce serait bien”. Et Alejandro avait beau lui répondre que déjà on l’avait repéré, qu’une serveuse en particulier, à force de le voir, avait fini par lui dire son prénom en lui montrant une petite plaque métallique où il était écrit, accrochée à sa blouse, Auguri ne semblait pas s'alarmer davantage, alors Alejandro avait décidé de ne pas s’alarmer, lui non plus.

Elle s'appelait Daria, et quand elle se tenait près de la table où il était assis pour lui servir du café ou prendre sa commande, Alejandro voyait bien qu’elle s’attardait, qu’elle jetait un coup d’œil sur le parking, en se demandant sans doute ce qu’il pouvait bien y voir qui méritait son attention, ce qu’il pouvait bien y chercher. Et elle ne lui avait pas encore posé la question de ce qu’il faisait là, assis sur l’une ou l’autre de ces banquettes qui étaient toutes identiques, recouvertes de Skaï rouge, pendant des heures entières, avec toujours un gros livre, un cahier et un stylo posés devant lui, mais il ne doutait pas qu’elle le ferait bientôt. Alors, il lui répondrait qu’il était détective et cela la ferait rire, parce qu’il aurait dit cela avec le sourire, comme une boutade.

Mais la question qu’elle lui a posée en fin de compte n'était pas celle qu’ils avaient prévue. Elle a dit, en se tordant le cou: “Qu’est-ce que vous lisez là? Vous êtes bien studieux!” Alors, il a tourné le livre pour lui en montrer le titre. C'était un traité d'hydraulique. “Vous êtes ingénieur?” a-t-elle dit. Il a répondu que oui, et que dans le pays d’où il venait, l'eau était un problème important. “Ici aussi”, lui a-t-elle répondu en hochant la tête. “Ici aussi, vous ne pouvez pas savoir! Encore que peut-être, comme vous êtes ingénieur…
— Oui, j’ai lu des rapports.”

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