Le Cercle se compose de dix membres auxquels s'ajoutent le Maître, son Secrétaire et une femme. Il se réunit sur convocation dans les endroits les plus divers de Buenos Aires: des arrières-salles de cafés, des chantiers d'immeubles en construction, des garages. La première règle est le secret. L'existence du Cercle doit rester secrète, ce qui signifie qu'il ne faut jamais en parler à personne, jamais citer son nom, ne rien dire de ses activités, mais aussi ne jamais rien écrire qui le concerne, car, si vous veniez à mourir, des personnes extérieures au Cercle, en découvrant votre corps, pourraient découvrir vos papiers.
Quel est le but de son action? Le Cercle travaille à l'harmonie universelle. Il lutte contre le Mal.
Comment fonctionne-t-il? Lors de chaque réunion, l'un des membres rend compte de la mission dont il a été chargé à l'issue de la réunion précédente. Les autres l'écoutent et lui demandent des précisions en toute liberté, hormis celle d'écrire. Seul le Secrétaire tient un grand livre. Un épais registre à couverture noire. Il se tient assis à la droite du Maître. Il s'appelle Fernando Auguri. C'est lui qui parle, et c'est lui qui écrit, toujours à la plume, dans le même registre, le Maître se contentant le plus souvent de hocher la tête, pour attester que la décision vient bien de lui, à moins qu'il ne se livre à des considérations trés pointilleuses concernant les dates, les heures du jour et les conditions atmosphériques. Ainsi, par exemple, il hâte la fin des réunions pour que celles-ci ne se terminent pas à la nuit, ou quand il y a danger qu'il se mette à pleuvoir.
Les missions sont le plus souvent anodines, mais elles peuvent vous emmener à l'autre bout monde aussi bien que dans la boutique d'un oiseleur de Buenos Aires, où vous étiez chargé d'acheter une perruche à ailes vertes que vous deviez ensuite transporter dans sa cage, jusque chez un pharmacien ou un chez libraire d'ouvrages hébraïques que vous ne connaissiez pas. Tandis que d'autres fois, il peut s'agir de faire dérailler un train, ou de retrouver un ancien clown, ou un ancien danseur de l'opéra de Paris, devenu clochard sur le Pont-Neuf, ou de déclencher une révolution, ou d'assassiner un prétendant à la succession du trône impérial d'Autriche. Ainsi, entre deux réunions (le temps qu'une mission s'accomplisse), il peut se passer quelques jours à peine, tandis que d'autres fois, il faut attendre des années, et alors, à défaut de pouvoir interroger personne, comment ne pas douter si la mission a échoué, ou si le Maître lui-même n'est pas mort?
Je parle là du passé. Car, quand les deux hommes se retrouvent dans le glacier que j'ai dit, il y a plus de quinze ans déjà que le Cercle ne s'est plus réuni. Qu'ils n'ont plus de nouvelles de personne. Ils tâchent de se rappeler les noms. Pour le Maître, c'est facile. Comment pourraient-ils l'avoir oublié? Il s'appelait Lucian Cappadoro (à moins que ce fût un pseudonyme). Quant à la femme, quant à l'unique femme du Cercle, ses longs cheveux luisants, ses yeux noirs... Comment pourraient-ils jamais l'oublier, elle aussi?
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