J'ai situé (incrusté) le glacier de Borges, où figure le verre de lait (si tant est que, dans les nouvelles de Borges, il existe bien, que je n'ai pas rêvé), dans un glacier que j'ai connu quand j'étais très jeune. Ne connaissant pas Buenos Aires, où est censé se situer le glacier de Borges, je l'ai incrusté à Nice, dans un endroit que je connaissais. Celui-ci se trouvait à l'angle de l'avenue du Maréchal Foch et de la rue de Lépante, à proximité du lycée Calmette qui était réservé aux jeunes filles, et j'aurais pu avoir rendez-vous alors avec l'une d'entre elles, mais je ne me souviens pas qu'il en ait été ainsi. Je crois y avoir été seul, et seulement un tout petit nombre de fois, deux ou trois peut-être, et peut-être une seule. Mais je devais en garder une forte impression.
Le lieu était dépourvu de toute décoration. Pas de miroir. Des murs uniformément peints de la même couleur claire. Au sol, un carrelage lessivé. Quelques tables et leurs chaises en Formica et tubulures métalliques. Un comptoir, sans doute, encore que je ne le voie pas, et un alignement de réfrigérateurs d'allure industrielle, qui indiquaient qu'on était plutôt là dans l'atelier d'un grossiste. Avec, en outre, un grand soleil dehors et, à l'intérieur, l'éclairage dispensé par des tubes fluorescents.
Je n'y vois aucun autre client. J'y ai bu un lait frappé à la vanille, qu'on m'a servi de façon distraite, on avait ailleurs d'autres commandes plus sérieuses à honorer, et c'était comme si j'avais découvert la caverne d'Ali Baba, alors que cet endroit au contraire était vide.
J'étais à l'époque très amateur de milkshakes, et celui qu'on m'a servi était d'une qualité remarquable. Onctueux, pas trop sucré, avec un goût de lait qui évoquait les Alpes suisses, tandis que sa vanille allait chercher très loin, du côté de Baudelaire. Car alors, je le lisais déjà, et je lui enviais sa maîtresse métisse: Jeanne Duval.
D'un seul coup, j'ai su que nulle part ailleurs, je n'en boirais de si parfait, même en payant très cher, pas même à l'Eden Roc d'Antibes, pas même aux Belles Rives où Scott Fitzgerald situe (si, une fois encore, mon souvenir est exact) le début de Tendre est la nuit.
*
Francis Ponge consacre au Verre d'eau l'un de ses textes. Il y écrit:
“Ô pureté tu n'es donc pas si rare
Tu cours les rues
Grimpes à tous étages
Te dispenses sur tous éviers...
Et l'on te cueille à tous les robinets"
Et avant cela:
"Ô VERRE D'EAU, source bue de mémoire!"
Je remarque que, dans Méthodes, ce texte vient tout de suite après Le Porte-plume d'Alger.
À l'époque du glacier, je n'étais pas assez ascète encore (le suis-je devenu?) pour me satisfaire du verre d'eau. Mais je garde, parmi mes souvenirs les plus précieux, ces moments de petite enfance à Alger où j'avais soif et où ma mère m'emmenait au robinet de la cuisine. Elle y faisait couler l'eau pour qu'elle rafraîchisse. Elle y passait un doigt, puis elle en remplissait un verre dans lequel elle buvait, puis elle rinçait ce verre, qu'elle remplissait de nouveau, avant de me l'offrir en disant: "Il n'y a rien de si bon que l'eau quand on a soif".
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