Le plus souvent, quand elle parlait du Maître, Anna Maria disait "le Maître", comme nous tous, mais parfois aussi il lui arrivait de l'appeler "Lucian", ce qu'aucun de nous n'aurait osé, et même, quand elle s'adressait à lui, elle pouvait dire "mon oncle". Ainsi, Anna Maria Jimenez Durante et le Maître étaient parents. La différence d'âge nous donnait à penser que Lucian Cappadoro était plutôt son grand-oncle. De fait, ils habitaient ensemble un bel appartement du quartier Monserrat, derrière le Palacio Barolo, où il arrivait que l'un de nous soit chargé d'apporter à ce dernier un document pour qu'il le signe.
Notre Secrétaire, Fernando Auguri, l'avait chargé de cette mission. Quant à lui, personne ne savait où il habitait. Avait-il seulement une adresse? On disait qu'il était pauvre et qu'il vivait dans des hôtels dont il changeait souvent, transportant de l'un à l'autre ses livres et surtout le grand registre et toutes les archives de notre Cercle. Chez le Maître, en revanche, nous étions accueillis par Anna Maria de la manière la plus cordiale. “Mais non, tu ne nous déranges pas, disait-elle. Lucian se repose dans son bureau. Je lui montre ces papiers et je te les rapporte très vite. Tu as déjeuné? Tu veux du café? Installe-toi, Dolores te l'apporte".
Cela n'allait jamais plus loin. Aucun de nous ne fut jamais invité à dîner chez eux. Nul n'y fut jamais reçu qu'en urgence, pour quelques minutes à peine. Mais il en allait autrement pendant les vacances d'été.
Chaque été, immanquablement, ils faisaient un séjour en Europe, et chaque été, ils invitaient l'un de nous à les accompagner. Et chaque fois, celui qui avait été choisi en disait quelque chose à son retour. Ce n'était pas un secret, que ces séjours, que ces invitations. Plutôt un sujet de fierté. Pourtant chacun à son tour se montrait réticent à trop en dire, comme s'il avait voulu garder pour lui le meilleur de l'expérience, de cette parenthèse délicieuse dans sa vie, ou comme si, au contraire, il avait voulu laisser supposer des choses, des gestes, des regards, des paroles qui, dans la réalité, ne s'étaient pas produits, mais qu'il avait imaginés, et qui peut-être même l'avaient effleuré de leur aile, en une certaine circonstance, un soir parmi les autres, durant un court instant.
Quand mon tour est venu, j'étais dans ma quarante-cinquième année. J'étais toujours employé à la banque Hipotecario, où j'étais entré comme commis, vingt-trois ans auparavant, mais où j'avais gravi plusieurs échelons, et surtout, dans cet intervalle, j'avais publié un premier volume de nouvelles qui n'étaient pas passé totalement inaperçu de la critique, encore qu'il ne s'en soit pas vendu beaucoup. Ce demi-succès m'encourageait à écrire d'autres histoires, ce que je ne faisais pas sans y mettre beaucoup de soin, sans me parer d'infinies précautions, en y consacrant mes nuits et tout le loisir de mes dimanches.
Ainsi, j'avais entendu parler par mes confrères d'un séjour au bord de la Baltique, d'un autre sur les côtes normandes, d'un autre en Andalousie, d'un autre dans les îles grecques, que sais-je encore? Pour ma part, je devais avoir droit à un séjour en Italie.
Cette année-là, Anna Maria et le Maître avaient loué une très jolie villa dans les collines qui dominaient un petit port de pêche, tout près de La Spezia. Je fis le voyage en avion, et là-bas, outre mes hôtes, je devais découvrir un cousin d'Anna Maria accompagné de sa fille.
Ce cousin était français et il exerçait la profession de charpentier de marine, sur un chantier naval dont il était le patron, à Villefranche-sur-mer, tout près de Nice. Il s'appelait Thierry Nogaret. Un grand garçon fin et musclé. Sa fille s'appelait Cécile. C'était une personne de dix-huit ou dix-neuf ans, dont je compris qu'elle vivait la plus grande partie de l'année dans le Sussex, avec sa mère et son nouveau mari. Maintenant, c'étaient les vacances, c'était l'été, et ils allaient ensemble où ils voulaient, quand ils voulaient, comme des Bohémiens heureux et fiers de leur liberté.
Anna Maria était visiblement très attachée à ce cousin et à sa fille. Était-ce pour se rapprocher d'eux que, cette année-là, elle avait choisi de louer une villa en Ligurie? C'est ce que je crus d'abord. Mais bientôt je devais comprendre que ce choix répondait aussi à un autre motif. Anna Maria travaillait à une biographie de Mary Shelley. Je l'avais entendu prononcer ce nom, son goût pour la littérature ne faisait pas mystère, je soupçonnais bien qu'elle écrivait, elle aussi, mais je n'avais pas imaginé qu'elle se soit attelée à un ouvrage aussi ambitieux.
"Tu connais Mary Shelley, bien sûr?" me dit-elle un soir, comme nous étions restés seuls au salon. Les autres étaient allés se coucher. Nous avions joué aux échecs. Nous buvions du porto.
“Je connais le roman, lui ai-je répondu, je connais l'été pluvieux où elle se trouve en compagnie de son mari et de Lord Byron, quand ce dernier invite ses amis à composer chacun une histoire terrifiante. Pour elle, ce sera Frankenstein ou le Prométhée moderne. Mais alors, ne sont-ils pas en Suisse?
— Oui, en Suisse, au bord du lac Léman, près du château de Chillon où Jean-Jacques Rousseau avait situé une partie de l'action de La Nouvelle Héloïse. Mais nous sommes alors en 1816. Et l'aventure du trio se poursuit deux ans plus tard, ici, à La Spezia, et c'est encore ici qu'en 1822, elle se termine pour Percy Bysse, quand il se noie.
— Ne dit-on pas qu'il se suicide?
— Non, il ne s'agit pas d'un suicide, mais tout de même d'un naufrage, qui se produit au cours d'une nuit de tempête où il n'était pas raisonnable de s'aventurer en mer. Ils avaient eu une existence effroyablement compliquée, ils avaient dû fuir l'Angleterre, ils avaient vu mourir plusieurs de leurs enfants, ils vivaient comme des proscrits. Percy Bysse était un être instable, tourmenté, révolté, infidèle. Elle lui survit près de trente ans, et c'est elle alors qui s'emploie à publier les œuvres de son mari. J'en ai fini, ces derniers mois, avec la genèse de Frankenstein, et me voilà donc en Italie."
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