Il existe deux fins à cette histoire: l’une que Daniel Breuer a raconté à plusieurs reprises, à Buenos Aires, à l’occasion de fêtes et de leurs agapes, devant le Cercle réuni; l’autre dont il me fit part, quelques années plus tard, un soir que nous étions sortis respirer l’air de la mer sur la terrasse du casino de Monte-Carlo.
Dans la première, il accompagnait le dentiste jusqu’au restaurant qui jetait un halo de clarté nimbé de brume sur le quai du canal. À peine avaient-ils passé la porte que Iago venait vers eux, les bras tendus.
“Ah, Monsieur Laigle, vous êtes venu, et avec un ami! Je suis content de vous voir. Donnez-moi vos manteaux, on va vous trouver une table. Ce soir, nous servons de la choucroute. Vous n’en mangerez pas de meilleure à Paris!”
La salle était bondée. Il y avait de la lumière et du bruit, et ils étaient servis par Édith elle-même. Celle-ci, debout près de leur table, s’est d’abord expliqué: “Je vous assure, Monsieur Laigle, que j’allais vous appeler. Chaque matin, je me suis dit: ‘Il faut que je le fasse!’ Mais je n'étais pas certaine de vouloir reprendre ce travail. De faire encore, chaque matin, tout ce trajet. J’ai dû vous causer bien du souci. Je le regrette. Maintenant, j’ai réfléchi et je préfère vous dire non. Ne m’attendez plus. Il faut me remplacer.”
Laigle a hoché la tête et il a bredouillé sans être tout à fait sûr d’avoir bien entendu et d’avoir bien compris.
Ils dînent donc, sans demander leur reste, dans le brouhaha festif et dans le confort de la chaleur diffusée par un poêle à charbon. Ils boivent du vin d’Alsace et font suivre le tout de babas au rhum et de cafés. Puis, il y a le moment où, sans quitter leurs chaises, deux hommes exhibent leurs guitares et les accordent. Une jeune femme se lève et se place devant le comptoir pour chanter. Le silence se fait, les guitares y vont de leur introduction, on reconnaît le thème, et la jolie chanteuse entonne Les yeux noirs. Un couplet après l’autre, elle glisse des regards malicieux à l’un des deux guitaristes, qui lui rend ses sourires et qui a, en effet, des yeux de braise. À la fin, les applaudissements crépitent. Le jazz manouche rencontre ici, de toute évidence, un public d’habitués. Un clarinettiste s’ajoute au trio. C’est maintenant Petite fleur. Voilà qu'on écarte les tables. Bientôt, on va danser.
Breuer annonce alors qu'il sort pour fumer un cigare. Laigle laisse finir une chanson, puis il le rejoint. Il demande un cigare qui, à la première bouffée le fait tousser et lui donne vertige. Ils fument tous deux, côte à côte, en silence, le dos tourné à la lumière et à la musique, et devant une péniche dont la silhouette se distingue à peine dans la nuit du canal. Puis, Iago les rejoint à son tour. Il se plante à côté du dentiste et il dit: “Elle vous a dit?
— Oui, enfin, elle m’a laissé entendre qu’elle préfère rester ici, pour travailler avec vous. Je la comprends.
— Je ne la garderai pas longtemps, vous savez. Je ne veux pas qu’elle se fatigue. Elle ira finir sa grossesse chez nos parents, près de Mons-en-Barœul, dans la campagne. Vous connaissez la région?
— Un peu. J’y suis passé. Elle est d’accord?
— Oui, et nos parents aussi. Mon père a dit qu’il repeindrait sa chambre. Qu’il sortirait un berceau de la cave. Ma mère s’est remise à tricoter. Je crois qu’ils sont contents.”
Il y eut un silence, puis: “Vous voulez de l’argent?”
La question du dentiste était tombée comme un couperet. Comme une claque. Iago a hésité, puis il a dit: “Vous avez une drôle de façon de parler, Monsieur Laigle. Un peu brutale. Vous n’imaginez tout de même pas que je serais un maître chanteur?”
Laigle s’est aussitôt repris. Il a dit: “Pardonnez-moi. Vous avez raison. Je m’exprime mal. C’est que je suis ému, voyez-vous? Je veux dire que je suis prêt à payer ce qu’il faudra pour l’entretien d’Édith et celui de l’enfant.
— Nous n’en attendions pas moins de vous, Monsieur Laigle. Mais maintenant que c’est dit, vous discuterez des détails avec elle.”
À la suite de quoi, Laigle payait et il n'était plus question, dans sa vie, ni d’elle, ni de l’enfant. L’histoire finissait là dans sa première version. Mais, quand nous nous sommes retrouvés à Monte-Carlo, Breuer et moi, quelques années plus tard, il y avait une suite.
Édith revenait de Mons-en-Barœul pour travailler avec son frère. Bientôt, elle n'était plus serveuse mais elle tenait la caisse, et, quatre ans plus tard encore, c'était l’enfant qui venait la rejoindre. C'était un garçon, il s’appelait Bruno. On l'inscrivait à l'école du quartier. Et quelquefois, Laigle était avec eux, lui aussi, surtout les vendredis soirs, quand il y avait du jazz.
Breuer souriait. Il paraissait très satisfait de cette deuxième version. Quant à moi, je la trouvais trop belle pour que j’y croie. J’ai dit: “Comment le sais-tu? Laigle te l’a dit? Tu l’as vu?”
Il m'a répondu: “L’an dernier, je suis retourné à Paris. J’ai appelé Laigle qui m’a invité à le rejoindre, un vendredi soir, au restaurant. Édith était là, Iago était là, l’enfant était là, et même les musiciens. Et Laigle au milieu d'eux, qui courait entre les tables pour aider au service.”
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