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Titus (1)

Quand j’ai annoncé que mon oncle Titus avait été victime d’une agression, chez lui, à Lisbonne, tout le monde s’est bien douté que le personnage en question était lié au Cercle, sans quoi je n’aurais pas évoqué son cas devant cette assemblée. Mais à part Fernando Auguri et sans doute aussi Anna Maria, personne ne pouvait savoir comme je savais que le Cercle de Lisbonne était dissous depuis longtemps. 

Je m'étais adressé à Auguri, notre Secrétaire, et à lui seul, comme c’était la règle, et celui-ci m’avait répondu: “J’en suis désolé pour votre famille. Votre oncle a survécu?

— Oui, par chance! Mais on me dit qu’il n’en sort pas indemne. Que son esprit est troublé par le choc qu’il a reçu.

— J’imagine que vous souhaitez vous rendre auprès de lui? Que vous envisagez de faire le voyage?

— En effet, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Si ma présence ici n’est pas indispensable dans les prochaines semaines…

— Bien sûr que non! Les affaires sont plutôt calmes en ce moment. Prenez tout votre temps. Nos meilleurs vœux vous accompagnent!”

J’avais été prévenu par des voisins, qui avaient trouvé mon nom et mon numéro de téléphone inscrits sur un bristol, dans le tiroir de sa table de nuit.

Titus était rentré chez lui, ce soir-là, un peu plus tard que d'habitude. C'était l’hiver, il faisait nuit. Il avait passé une heure ou deux au café du Chat noir qui se trouvait dans le Bairro Alto, assez loin de son domicile. Celui qui le tenait était un vieil ami, ils s'étaient connus à l'époque où Titus jouait du saxophone dans de petits orchestres de jazz. À présent ils écoutaient ensemble de jeunes musiciens qu’Evaristo invitait à se produire chez lui, et ils en profitaient pour boire quelques verres de vin rouge. Ensuite, Titus s’en retournait à pied, comme il était venu. Il marchait lentement, et l’effort de la marche et sa légère ivresse lui donnaient l’impression de vivre, un soir après l’autre, une minime aventure qui suffisait à le consoler de la vieillesse et de la solitude. 

Mais ce soir-là, le destin lui réservait un mauvais tour. Il avait gravi les trois étages du vieil immeuble en se tenant à la rampe. Il avait trouvé la clé dans sa poche. Il avait trouvé la serrure où introduire la clé. Il avait ouvert la porte, et, à cet instant, on lui avait asséné un coup au sommet du crâne, si violent qu’une heure plus tard des voisins devaient le découvrir allongé sur le sol, la face contre terre, dans un état qui leur faisait craindre pour sa vie.

On avait appelé les secours. Il fut transporté à l’hôpital, il reprit connaissance, on ne craignait plus qu’il meure, mais quant à savoir qui était son agresseur, à quoi il ressemblait, ce qu’il était venu chercher chez lui, si seulement il avait emporté quelque chose, le pauvre homme était incapable de le dire. Il ne se souvenait de rien. Il se souvenait tout juste de qui il était, et, à toute autre question, il répondait en bredouillant d’un air hagard. 

Quand j'arrivai à Lisbonne, il avait regagné ses pénates, mais il ne quittait plus son fauteuil et son lit. Je lui dis: “Titus, tu te souviens de moi? Je suis Rafael, le fils de ton frère Henrique?”

Titus avait compté pour moi. Un jour de mon enfance, quand j’avais sept ans, mon père avait décidé de me faire traverser l’Atlantique pour aller vivre chez lui. Il ne m’avait pas dit pourquoi. Quand je suis revenu à Buenos Aires, trois ans plus tard, ma mère était morte et il était marié avec une autre femme. Pour autant, ces trois années que j’avais passées auprès de Titus avaient été heureuses.

Titus vivait seul et il courait les cachets. Il était pauvre et je le fus avec lui. Cela ne l’empêchait pas de m’envoyer à l’école du quartier, de me nourrir convenablement, et de lire avec moi, le soir, à l’heure de me coucher, des petits livres pour enfants parmi lesquels je me souviens qu’il y avait une édition abrégée des Mille et une nuits et une autre du Quichotte. Nous prenions, à lire ensemble, beaucoup de plaisir. Le dimanche, nous parlions de ce que nous avions lu en nous promenant dans les jardins. Le reste du temps, il s'exerçait à jouer de son instrument, à travailler toujours de nouvelles partitions, dont certaines qu’il faisait venir d’Amérique. Il me tenait informé des propositions qu’il avait reçues de se produire ici ou là, et qui souvent restaient sans suite, mais dans lesquelles il puisait chaque fois l’espoir de “relancer sa carrière”, ou seulement de nous offrir un peu plus de confort dans les semaines à venir.

Parfois, il devait partir, parce qu’un contrat l’appelait à l’autre bout du pays, mais il ne le faisait pas sans m’en avertir, ni multiplier les préparatifs et les précautions pour que je n’en souffre pas. Il prévoyait ce qu’il me faudrait pour me nourrir, du linge propre m’attendait, rangé dans une armoire où je n’aurais qu’à me servir, à condition de ne pas en changer tous les jours, puis il me téléphonait le soir, immanquablement, avant de livrer la prestation qu'on attendait de lui, et j'étais fier de la solitude où il me laissait et dont je devais prendre garde de m’ouvrir à aucun de mes camarades, et encore moins à nos maîtres, de peur que les services sociaux viennent se mêler de nos affaires, enfin il revenait, toujours avec de menus cadeaux, et nous faisions la fête. 

Mon père lui envoyait-il de l’argent? Je n’en suis pas certain. Mais l’oncle Titus n'était pas homme à s'arrêter à cela, du moins à m’en parler. Puis la vie avait fait de moi ce que je suis devenu, mais je n’en gardais pas moins un lien tendre et profond avec lui. Or, voilà qu’on lui avait fait du mal.


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