Titus a toujours eu du mal à trouver des contrats, et le temps n’a pas arrangé les choses. Le jazz, ce que lui, Titus, appelait le jazz, était passé de mode. Il reculait moins vite en Europe qu’il le faisait aux États-Unis, mais il reculait tout de même. Les boîtes de nuit, à Lisbonne, où il pouvait proposer ses services, ne se comptaient plus que sur les doigts d'une main, aussi lui fallait-il se déplacer. Il était connu à Paris, à Londres, en Italie, il avait pour amis quelques solides pointures, comme Dédé Ceccarelli, Eddy Louiss, Michel Petrucciani, et d’autres aussi célèbres. Grâce à eux, qui l’embarquaient dans des projets, qui le recommandaient pour son talent, il ne restait jamais bien longtemps sans travail. Et il n'hésitait pas à s’embarquer dans d’interminables voyages en train, qui le conduisaient parfois jusqu'à Prague ou en Lituanie, et il avait beau ne jamais se plaindre dans ses lettres, bien sûr, je m'inquiétais pour lui. Il fut un moment où j’envisageai de le ramener à Buenos Aires, où il aurait pu vivre avec moi, dans mon appartement. J’imaginais les soirées où je ferais la fête, avec mes amis, et où il se trouverait parmi nous, avec son saxophone. J’imaginais le son de sa musique, sur ma terrasse remplie de monde. J'étais sur le point de lui soumettre cette idée quand il a commencé à me parler de soirées privées où il était invité à se produire, et pour lesquelles il était mieux payé qu’il n’avait l’habitude de l'être. “Un petit groupe de notables, me disait-il, qui se sont entichés de ma musique, et qui m’invitent à tour de rôle.”
Cette époque est celle aussi où il a commencé à m’envoyer des messages électroniques. Ce devait être en 1987, il s'était offert un Macintosh SE et il s'émerveillait de toutes les utilisations qu’il pouvait en faire. Et c’est le même Macintosh que j’ai vu chez lui quand je suis retourné à Lisbonne.
L’appartement n'était plus celui où il m’avait accueilli lorsque j'étais enfant. C'était un appartement de deux pièces, situé dans un vieil immeuble de la rue Jorge Alves, près du musée de la Marionnette. Il comprenait une chambre et une pièce qui aurait dû servir de salon mais où il avait entassé tout son matériel de travail: ses partitions, ses disques, ses magazines, sa vieille chaîne Hifi, ses saxophones (il en possédait trois), ses cendriers, sa bouteille de whisky, et donc son Macintosh. Ce dernier était posé sur une table ronde, métallique, devant laquelle était avancé un fauteuil en rotin, l’inox et le rotin se rencontrant là comme le parapluie et la machine à coudre sur la table de dissection d’Isidore Ducasse et de ses émules surréalistes. Un canapé complétait le tableau. Il était défoncé, en même temps qu’on avait envie de s’y installer pour écouter de la musique et pour lire des poèmes de Jorge Luis Borges dont les livres attendaient votre main dans la bibliothèque de l’oncle. La première nuit, je m’y suis endormi. Au matin, j'étais courbaturé mais je n’avais pas besoin de chercher dans le livre pour en retrouver trois vers dont je me souviens encore: “Le souvenir d'une ancienne bassesse revient à mon cœur. / Comme le cheval mort que la marée inflige à la plage, il revient à mon cœur. / Pourtant restent toujours à mes côtés les rues et la lune.”
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