Accéder au contenu principal

Titus (3)

Titus a toujours eu du mal à trouver des contrats, et le temps n’a pas arrangé les choses. Le jazz, ce que lui, Titus, appelait le jazz, était passé de mode. Il reculait moins vite en Europe qu’il le faisait aux États-Unis, mais il reculait tout de même. Les boîtes de nuit, à Lisbonne, où il pouvait proposer ses services, ne se comptaient plus que sur les doigts d'une main, aussi lui fallait-il se déplacer. Il était connu à Paris, à Londres, en Italie, il avait pour amis quelques solides pointures, comme Dédé Ceccarelli, Eddy Louiss, Michel Petrucciani, et d’autres aussi célèbres. Grâce à eux, qui l’embarquaient dans des projets, qui le recommandaient pour son talent, il ne restait jamais bien longtemps sans travail. Et il n'hésitait pas à s’embarquer dans d’interminables voyages en train, qui le conduisaient parfois jusqu'à Prague ou en Lituanie, et il avait beau ne jamais se plaindre dans ses lettres, bien sûr, je m'inquiétais pour lui. Il fut un moment où j’envisageai de le ramener à Buenos Aires, où il aurait pu vivre avec moi, dans mon appartement. J’imaginais les soirées où je ferais la fête, avec mes amis, et où il se trouverait parmi nous, avec son saxophone. J’imaginais le son de sa musique, sur ma terrasse remplie de monde. J'étais sur le point de lui soumettre cette idée quand il a commencé à me parler de soirées privées où il était invité à se produire, et pour lesquelles il était mieux payé qu’il n’avait l’habitude de l'être. “Un petit groupe de notables, me disait-il, qui se sont entichés de ma musique, et qui m’invitent à tour de rôle.”

Cette époque est celle aussi où il a commencé à m’envoyer des messages électroniques. Ce devait être en 1987, il s'était offert un Macintosh SE et il s'émerveillait de toutes les utilisations qu’il pouvait en faire. Et c’est le même Macintosh que j’ai vu chez lui quand je suis retourné à Lisbonne. 

L’appartement n'était plus celui où il m’avait accueilli lorsque j'étais enfant. C'était un appartement de deux pièces, situé dans un vieil immeuble de la rue Jorge Alves, près du musée de la Marionnette. Il comprenait une chambre et une pièce qui aurait dû servir de salon mais où il avait entassé tout son matériel de travail: ses partitions, ses disques, ses magazines, sa vieille chaîne Hifi, ses saxophones (il en possédait trois), ses cendriers, sa bouteille de whisky, et donc son Macintosh. Ce dernier était posé sur une table ronde, métallique, devant laquelle était avancé un fauteuil en rotin, l’inox et le rotin se rencontrant là comme le parapluie et la machine à coudre sur la table de dissection d’Isidore Ducasse et de ses émules surréalistes. Un canapé complétait le tableau. Il était défoncé, en même temps qu’on avait envie de s’y installer pour écouter de la musique et pour lire des poèmes de Jorge Luis Borges dont les livres attendaient votre main dans la bibliothèque de l’oncle. La première nuit, je m’y suis endormi. Au matin, j'étais courbaturé mais je n’avais pas besoin de chercher dans le livre pour en retrouver trois vers dont je me souviens encore: “Le souvenir d'une ancienne bassesse revient à mon cœur. / Comme le cheval mort que la marée inflige à la plage, il revient à mon cœur. / Pourtant restent toujours à mes côtés les rues et la lune.”


Version complète dans Librairie

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...