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Des voyageurs romantiques (4)

Jérémie était venu à la villa pour raconter une histoire. Pour se vanter d’une histoire qu’il avait sans doute inventée, ou peut-être pas. Et il y trouvait un public dans les personnes de Cécile et d’Anna Maria. Cette dernière ajoutait-elle foi à son récit? Ce n’est pas certain. Mais Cécile n’en perdait pas une miette et, visiblement, le charme du narrateur continuait d’agir sur elle, raison pour laquelle Anna Maria prenait garde de la laisser seule avec lui. Quant à Thierry, de toute évidence, il évitait le bonhomme. Et quant à moi, j’en faisais de même, m’en tenant à mes habitudes de promenades solitaires, de baignades hygiéniques et d’écriture.
Il arrivait néanmoins qu’Anna Maria frappe à la porte de ma chambre, le soir, après dîner, et que, assise sur le bord de mon lit, en dépit de la chaleur, elle me rende compte de ce qu’elle avait entendu, si bien que je peux à mon tour en dire quelque chose.
Jérémie racontait qu’il avait fait la connaissance, à Rome, d’une étudiante en école de cinéma qui avait réalisé un film expérimental, intitulé Trois nuits avec Simon, dont elle lui avait montré une copie. Le fait, par lui-même, semblait assez peu crédible. Pourquoi une étudiante en cinéma serait-elle venue soumettre son travail, de caractère plutôt avant-gardiste, à un acteur qui s'était fait remarquer du grand public en jouant un second rôle dans une série télévisée? On ne l’imaginait pas. Pour autant, Jérémie expliquait que la jeune femme avait réalisé ce premier film avec des bouts de ficelle, et qu’à présent elle voulait convaincre les maisons de production de financer un second projet qui serait cette fois plus ambitieux. Et pourquoi pas, le projet d’une série, ce qui l’aurait fait passer d’un seul coup du format d’Eraserhead à celui de Twin Peaks? D’où l'idée de promettre la présence à l’affiche d’un acteur tel que lui, prétendument capable d'attirer les foules, et donc de décider les financeurs.
La jeune femme en question était suisse, d'après ses dires. Elle s’appelait Lucy Alzheimer (on n’invente pas un nom pareil). Elle était petite avec un visage rond et des cheveux courts qui la faisaient ressembler à un jeune garçon. Elle s’habillait avec des anoraks, même en été. Elle portait des tatouages, des piercings, et elle ne s'épilait pas les jambes, ce qui avait l’avantage de ne pas en faire une rivale pour Cécile.
L’histoire paraissait assez absurde pour qu’on doute que qui que ce soit ait pu l’inventer. L’absurde n’est-il pas la marque du Réel? David Lynch, avant de mourir, a eu le temps de dire: “Je ne vois pas pourquoi les gens attendent d’une œuvre d’art qu’elle veuille dire quelque chose alors qu’ils acceptent que leur vie à eux ne rime à rien” — proposition qui peut avantageusement se renverser sous la forme “C’est bien parce que leur vie à eux ne rime à rien, que les gens attendent qu’une œuvre d’art veuille dire quelque chose.” En quoi, bien sûr, ils ne sont pas réalistes. Mais poursuivons!
Toujours selon les propos de Jérémie tels qu’ils m’étaient transmis par Anna Maria, la réalisation de Trois nuits avec Simon avait été précédée d’un long travail de recherche. Lucy avait collaboré pendant toute une année avec un service social chargé de l’accompagnement des personnes âgées d’un quartier de Genève, à l’issue de quoi elle avait choisi Simon T. comme sujet de son film.
Celui-ci était vieux et comme il habitait seul dans un quartier tranquille, il avait accepté que la jeune Lucy vive avec lui, mange avec lui, dorme avec lui, et surtout le filme pendant trois jours et trois nuits.
Quelques courtes séquences le montraient se déplaçant dans son quartier, pour apporter une ordonnance au pharmacien, pour faire des achats au supermarché du coin, pour boire un café au lait et manger un gâteau, l'après-midi, dans une pâtisserie où les serveuses le connaissaient par son prénom. Mais l’essentiel se passait chez lui, sur son balcon où il sortait pour fumer des cigarettes qu’il roulait lui-même, avec du tabac qu’il gardait dans une boîte en fer de Kusmi Tea Assam, et surtout dans l’unique pièce de son logement, qui lui servait tout à la fois de chambre, de cuisine, de bibliothèque et de salon. Ce qui veut dire aussi qu’ils dormaient dans le même lit, un canapé-lit que la jeune femme l’aidait à déplier le soir et refermer le matin. D’ailleurs, les parties les plus amusantes et les plus réussies du petit opus se déroulaient la nuit.
Simon avait prévenu la jeune femme: “Je veux bien vous accueillir chez moi et même dans mon lit, mais vous devez savoir que, la nuit, vous serez réveillée souvent. Je me couche très tôt mais ensuite, au milieu de la nuit, je me lève plusieurs fois et je fais de la lumière, pour aller pisser, pour boire un verre d'eau, et même pour sortir sur mon balcon.
— Et qu’allez-vous faire ainsi, sur votre balcon, au milieu de la nuit, mon cher Simon?
— Je goûte la fraîcheur de l’air, je regarde les traînées de nuages qui jouent avec la lune, j’attends le passage du tramway, le défilement de ses lumières et le tintement de sa cloche. Et puis, oui, il m’arrive de me rouler encore une cigarette, et puis aussi, autant vous le dire, je ne manque pas alors de faire un signe de croix et de dire une petite prière.
— Une prière?
— Oui, une seule prière, toujours la même, le Je vous salue Marie. Je suis, ou j'étais, catholique.” 

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