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La honte

 1.

— Qu’est-ce qu’il allait faire là-bas? Pourquoi l'a-t-il accompagné?

— Parce que c'était mon frère.

— Je sais. Nous le savons. Et nous savons aussi que votre mari avait reçu un appel de lui la veille au soir. Un échange très bref, qu’il vous cache, dites-vous. Qu’il prend soin de vous cacher. Sans qu’avant cela, il y en ait eu un seul autre depuis trois ans.

— Si je l’avais su, vous pouvez croire qu’il ne serait pas ressorti, cette nuit-là. Vous pensez que je mens?

— Bien sûr que non. Mais j’essaie de comprendre. Vous êtes sans nouvelles de votre frère depuis trois ans. Et puis, un beau soir, celui-ci appelle votre mari, ils ont un échange très bref, et le lendemain soir, sans qu’il vous en dise rien, votre mari l’accompagne à ce rendez-vous, dont l’un ni l’autre ne devaient revenir. Pourquoi, selon vous?

— Parce que Walid était mon frère. Et parce que Walid et Bertrand se connaissaient depuis les années de collège. Et que c'était par lui, par Walid, que nous nous sommes rencontrés, Bertrand et moi. Walid et Bertrand ont longtemps été les meilleurs amis du monde, jusqu'à ce que Walid tourne mal et que Bertrand m'épouse. Mon père ne voulait plus le voir. Il ne voulait plus entendre parler de lui. Son nom était interdit. J’ai souvent pensé que ma mère recevait des nouvelles en cachette. Mais elle m’assure que non. Si quelqu'un pouvait rattraper Walid par les cheveux, ce ne pouvait être que lui, le père de mon enfant, alors il l’a fait. Il a emprunté la voiture de son père, il l’a accompagné à son rendez-vous. Il n’est pas sorti de la voiture. Il a assisté à la scène. Il a été le seul témoin de la scène et, parce qu’il en était le seul témoin, il n’en est pas revenu.

— Et vous vous demandez pourquoi, à présent, je viens remuer ces choses. Pourquoi je vous embête.

— Vous vous trompez. Pour moi aussi, il y a un mystère que je voudrais éclaircir. Mais ce n’est pas celui de savoir pourquoi Bertrand a agi comme il l’a fait. Bertrand ne pouvait pas agir autrement qu'il a fait.

— Il n'est pas impossible que j'entrevoie ce à quoi vous songez. Rien encore de précis, mais comme une ombre, une silhouette aperçue de loin, au fond d’un tunnel. Et plutôt effrayante.

— La silhouette est facile à reconnaître. C’est à propos de Walid qu’il faut se demander pourquoi. Mais nous en reparlerons un autre jour, si vous le voulez bien. Maintenant, c’est assez. Laissez-moi, s’il vous plait, taisez-vous!


2.

Amina occupe un poste important à la Mission locale. Au moment des faits, Hélène Barot, sa directrice, est à deux ans de la retraite, et elle compte bien qu’Amina lui succède à ce poste. Elle ne tarit pas d'éloges, la concernant. Elle dit que c’est la fille qu’elle aurait voulu avoir si elle s’était mariée et qu’elle avait eu un enfant. Voilà ce que dit le rapport.

Bertrand, le mari d’Amina, est instituteur. Ils habitent ensemble dans le quartier des Moulins où ils ont grandi et où ils se sont connus quand ils étaient très jeunes. Les Moulins est, dans la banlieue de Nice, un “quartier sensible”, on dit aussi un “quartier prioritaire”.

L’affaire s’ancre dans le quartier des Moulins, c’est là que tout commence, que tout se noue, tandis que l’épilogue nocturne se situe, dix ans plus tard, dans un autre quartier sensible, tout à fait à l’opposé de la ville, celui dit des Liserons.

La famille Slimani a été pour Bertrand une seconde famille, peut-être sa vraie famille. Sa mère est morte quand il avait treize ans. Aïcha Slimani avait eu le temps de la connaître et elle gardait d’elle le souvenir d’une personne aimable, respectueuse des étrangers. Elle ne manquait pas une occasion de parler d’elle à Bertrand. De lui dire, à chaque étape de sa jeune carrière: “Ta mère serait fière de toi”. Tandis que le père de Bertrand, après la mort de sa femme, avait quitté le quartier des Moulins au prétexte qu’il y avait trop d’Arabes.

Bertrand habitait désormais avec lui dans une résidence de la rue Aurore, voisine du lycée Estienne d’Orves, sur la colline Saint Philippe, mais Gérard Joffrey, son père, s’était enfoncé dans la solitude, il était devenu un homme amer et méchant, et il ne se passait pas une semaine sans que Bertrand retourne aux Moulins pour respirer un autre air et, bien sûr, pour revoir Amina.

Dans la famille Slimani, il y avait quatre enfants. Du plus vieux au plus jeune, c'étaient Walid, Amina, Sofiane et Inès. Bertrand s’ajoutait au nombre. Il arrivait qu’il n’ait pas la patience d’attendre le weekend, il retournait là-bas le soir, après le lycée, avec sa mobylette. C'était l’heure où Amina aidait les deux petits à apprendre leurs leçons et à faire leurs devoirs d'école. Bertrand trouvait sa place dans l'équipe, tandis qu’au bout du couloir, il y avait la cuisine où la mère préparait le dîner. Walid arrivait enfin avec leur père, qu’il était allé rejoindre à la boutique de téléphonie que celui-ci tenait sur le boulevard Paul Montel. Et comme Amina avait chuchoté à l’oreille de sa mère pour qu’elle retienne Bertrand à dîner avec eux, tout le monde se retrouvait autour de la même table.

C'était le paradis. Quand Bertrand s’en retournait ensuite à la rue Aurore, tout seul, dans la nuit, sur sa mobylette, c'était tout juste s’il avait eu le temps, au détour du couloir, sur le pas de la porte, d’effleurer du bout des lèvres les lèvres d’Amina, c'était tout juste si leurs mains avaient pu se toucher. Et tandis que, de son côté, Amina allait se coucher toute seule, dans son lit, en chaussant ses écouteurs pour enfin découvrir la sélection de chansons de Radiohead ou de The Cure que Bertrand avait préparée pour elle, sans doute ne le savaient-ils pas, ni l’un, ni l’autre, mais ils étaient au paradis. Et ce paradis qu’ils avaient connu devait durer le temps d'un battement de cils.

Un jour, Walid avait eu affaire à la police. Un jour, il avait fallu que son père aille le chercher à la Caserne Auvare et qu’il baisse la tête devant la réprimande des policiers. Et, de ce jour, le monde n’a plus été le même.

Bertrand a compris alors que le père Slimani ne souhaitait plus le rencontrer chez eux. Aux yeux de celui-ci, Bertrand avait été un talisman qui aurait dû protéger sa famille du mauvais sort. Il était le meilleur ami déclaré de Walid. C'était un excellent élève, un sportif accompli et un lecteur infatigable. Surtout, il avait un nom français et il parlait un français impeccable. Avec tout cela, il aurait dû empêcher Walid de prendre le mauvais chemin. Et comme Walid avait pris le mauvais chemin, le contraste était désormais trop grand entre le mauvais fils et le fils d’adoption. Et comme, enfin, il avait décidé de ne plus revoir Walid, affirmant que pour lui son fils était mort, Bertrand respectait son deuil en évitant de lui imposer sa propre présence. 


3.

— Il prend la voiture de son père. Pourquoi? J’imagine que la vôtre était au parking?

— Il m’a dit que son père était malade. Qu’il l’avait appelé, qu’il avait besoin de lui. C'est le prétexte qu’il a trouvé. Et il est parti sur sa moto.

— Vous l’avez cru?

— Bertrand n’avait pas passé une seule nuit chez son père depuis bien longtemps. Mais pourquoi pas? Il ne m’avait jamais menti. Il a fallu cette fois. Et ce n'était pas pour retrouver une fille.

— Entendu. Je comprends. Mais remontons quelques heures en arrière. Vous quittez votre bureau de l’avenue Thiers à six heures, vous revenez en tramway, et vous allez d’abord récupérer votre enfant chez votre mère, comme chaque soir. 

— Ma mère va chercher Paul à la sortie de l'école. S’il fait beau, ils vont goûter au jardin, puis elle le ramène chez elle. La vie n’est pas gaie à la maison, ma mère a besoin de moi, de cette visite que je lui fais chaque jour, Inès aussi. 

— Vous ne me parlez pas de votre autre frère.

— Sofiane ne m’adresse plus la parole. Il est rentré dans le clan des hommes. Il fréquente la mosquée avec notre père. Il me reproche d’avoir épousé un mécréant, et il fait pression sur Inès. Il lui fait honte de ne pas porter le voile, de parler aux garçons, il la fait pleurer, il lui arrive d'être violent avec elle. Ma mère la protège comme elle peut mais elles ont besoin de moi. Sofiane sait que je l'ai à l’œil, je suis la seule personne qu’il craint, parce que je connais la loi, que je travaille avec les services sociaux, alors il se méfie.

— Mais d’après le rapport, son père ne l’a pas vu. Je veux parler de votre mari.

— Bertrand avait les clés de la résidence et du garage. Il a laissé sa moto dans le garage et il est parti avec la voiture pour retrouver Walid. 

— Ils auraient pu faire le trajet en moto. Pourquoi la voiture?

— J’y ai pensé aussi. Mais Walid lui avait peut-être dit qu’il avait un sac à transporter, avec toutes ses affaires. Qu’il avait quitté Marseille, ou Bobigny, ou Hambourg, qu’il avait enfin rompu avec le milieu du narcotrafic, qu’il lui avait échappé, et qu’il voulait refaire sa vie ici. Ils se retrouveraient devant la gare, pour aller où ensuite? Et Bertrand l’a cru, ou il a fait semblant de le croire, par amitié pour moi plus que par amitié pour lui.


4.

Quand Bertrand et Walid se retrouvent devant la gare, déjà à la nuit tombée, quand Bertrand l’embarque dans sa voiture et qu’ils s’en vont ensemble, je ne sais pas où ils auraient pu aller ailleurs que là où ils sont allés. Bien sûr, c'était joué. Je ne sais pas ce que Walid lui aura dit pendant la brève conversation qu’ils ont eue, la veille au soir, au téléphone, quelque chose comme: “J’ai un couple d’amis qui peut m’accueillir chez eux, à Contes ou à Sospel. Un garçon que j’ai connu, qui s’est rangé. Si tu peux me conduire là-bas. Ensuite, je ne vous embêterai plus, mais sur la route tu me donneras des nouvelles des autres”. Et Bertrand, de son côté, a-t-il pu le croire une seule seconde?

D’abord, quand il lui a parlé au téléphone, et encore quand il est monté dans la voiture, Walid n’a pas fait mention de leur destination réelle. De là où il le conduisait. C’est ensuite seulement, au tout dernier moment, comme ils traversaient le quartier de Bon Voyage et qu’ils s'apprêtaient à s'engouffrer dans la vallée du Paillon qui file tout droit vers la montagne, Walid a dit: “Tourne là!

— Où ça, là?

— Là, tout de suite à droite!

— Tu veux monter aux Liserons? Tu veux m’emmener aux Liserons? C’est pour cela que tu m'as fait venir?

— J’ai des gens à voir. J’en ai pour dix minutes. Je les vois et on repart, tu n’as pas besoin de sortir de la voiture. Je t’assure, fais-moi confiance. Après, je serais tranquille!”

On appelait “Les Liserons” une cité d’immeubles blafards bâtis sur une butte, à l'écart de la ville. On y accédait par une route étroite et sinueuse qui conduisait à une placette, au milieu des immeubles, et on ne pouvait en repartir qu’en faisant demi-tour. Le point de deal avait l’avantage que la police y était annoncée, à chacune de ses interventions, par des guetteurs postés au carrefour.

Bertrand a tourné le volant, ils sont montés. Walid a tapé sur son téléphone un message qui annonçait leur arrivée. Bertrand a arrêté la voiture, Walid en est descendu. La placette était mal éclairée. Il a marché vers une bouche d'ombre qu’il devait connaître. Deux hommes en sont sortis, les mains enfoncées dans les poches de leurs blousons, le capuchon sur la tête. Ils se sont arrêtés. Walid s’est arrêté aussi. Il leur faisait face. Quelques mots ont pu être échangés, qu’on ne saura jamais, puis Walid a fait le geste qu’il ne fallait pas. Alors, les coups de feu ont crépité. Ils étaient tirés de l'arrière. Du fond de l’ombre. Ils ont atteint en même temps Walid et le pare-brise de la voiture qui a éclaté devant le visage de Bertrand.

Quand les policiers sont arrivés, quelques minutes plus tard, ils ont découvert les deux cadavres et, dans la main de Walid, il y avait un pistolet de gros calibre.

“Sommes-nous certains que c'était le sien? Sommes-nous certains qu’il n’a pas été mis dans sa main après qu’il était mort?”

J’avais annoncé à Amina que je repartirais le lendemain. Nous nous sommes retrouvés, après son travail, sur la Coulée verte. C'était le printemps, des centaines d’enfants jouaient sous les jets d’eau. J’ai dit: "C'est ce que j'ai voulu vérifier encore une fois. Mais l’arme en question n’est pas de celles qu'utilisent ces gangs. C’est un modèle ancien, une pièce de collection. Et puis surtout, il y a ce que montrent les caméras de surveillance, ou ce qu’elles ne montrent pas. Parce qu’elles ne montrent rien. Après les tirs et avant l’arrivée de la police, la place est restée déserte, personne ne s'est approché des corps.”

Elle a hésité. Elle a fait quelques pas, la tête baissée, puis elle a dit: “Et en sortant cette arme de sa poche ou de sa ceinture..."

Il fallait en finir. J'ai dit: "Votre frère savait qu’il était mort.”

Elle a hésité encore, puis elle a dit: “Et il savait que Bertrand mourrait aussi. En plus du chagrin, il faut que j’aie honte.”

J'ai failli ajouter que le chargeur du pistolet de Walid était vide. Et puis, j'ai préféré me taire.


À retrouver dans Présences réelles

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