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Le lavoir, 4

Quand l’air est devenu un peu plus respirable, j’ai rouvert ma librairie et la reprise des activités commerciales a fait que je n’ai plus trop pensé aux deux hommes. Je me disais que le cauchemar était fini. Je voulais m’en convaincre. Mais je me trompais. Quand sont-ils réapparus dans ma vie? Quand les ai-je aperçus pour la première fois en-dehors du lavoir? Car d’abord, je n’ai fait que les apercevoir. Je remarquais leur présence, de loin, dans la rue, au milieu des autres, et cela se passait si vite, de manière tellement inattendue, tellement improbable, que chaque fois je me demandais si je n'étais pas victime d'une hallucination, si mon imagination ne me jouait pas un mauvais tour.
Ces visages que j’avais cru reconnaître dans la foule, étaient-ils bien les leurs? Ce regard aigu, croisé dans un miroir, dans une allée des Galeries Lafayette, un matin où le soleil étincelait, était-il bien celui du plus vieux, de celui que son assistant avait appelé “le professeur”? Professeur de quoi? Je vous demande un peu.
Il aurait fallu que je note ces rencontres sur mon agenda. Griffonnés aussitôt, quelques mots auraient suffi pour en garder la trace; aujourd’hui, je regrette de ne pas l’avoir fait, si bien que je ne sais plus dire combien il y en eut, ni quand ni où elles se produisirent.
Chaque fois, j’arrivais à me persuader que je faisais erreur, ou je voulais croire que cette apparition serait la dernière. J'étais comme le joueur qui pense être guéri et qui récidive; car une semaine ne se passait plus à présent sans que je les aperçoive n'importe où, dans un jardin, à la descente du tramway, près de la gare où une immense pyramide de verre et d’acier était en construction, et je pouvais les apercevoir à présent sans qu’eux-mêmes me voient.
Ils marchaient vite, c’était le professeur qui parlait, il ne cessait d’enseigner, d’expliquer, de raconter, de transmettre, et l’autre devait se plier en deux pour bien l’entendre, tellement il était plus grand que lui. Une perche que le vent aurait suffi à ployer, près d'un bonhomme rondouillard, aux sourcils charbonneux, au regard perçant et à la barbiche en pointe d’un Méphistophélès qui se serait fait passer pour un médecin de famille. Ou encore un joueur de poker, à cause de sa ressemblance avec Edward G. Robinson qui vient à bout par deux fois (peut-être trois) du pauvre Steve McQueen, tellement plus jeune et plus sexy que lui, dans Le Kid de Cincinnati de Norman Jewison (1966).
Puis, il y eut une rencontre plus remarquable, plus insistante que les précédentes, et qui quant à elle ne laissait plus de place au doute.
C’était un soir de vernissage, dans une galerie d’art du quai Lunel. La jeune artiste montrait des tableaux peints à partir de photographies qu’elle avait faites dans des abattoirs; et les toiles étaient hautes du sol au plafond, si bien qu’on avait l’impression d’avoir en face de soi le bœuf écorché, de se trouver soi-même sur le seuil du réfrigérateur, prêt à y être enfermé, sur le point de partager son sort. Et les deux hommes se trouvaient là, parmi le public du cocktail, leurs coupes de champagne à la main. Ils ne parlaient qu’entre eux, ils semblaient ne connaître personne, c’est à peine s’ils avaient jeté un coup d’œil sur les toiles, mais aussitôt qu’ils m’apercevaient, de loin, le professeur me souriait, il m’adressait un petit geste de la main, et il essayait de s’ouvrir un passage pour parvenir jusqu’à moi; et moi, bien sûr, je m’esquivais.
Que me voulaient-ils? Pourquoi avaient-ils jeté leur dévolu sur moi plutôt que sur un autre? Avais-je surpris un secret qu’ils ne voulaient pas voir divulguer, et de quoi seraient-ils capables pour me faire taire? Ces questions tournaient dans ma tête. Et au bout d’une heure peut-être de ce petit jeu du chat et de la souris, je m'étais enfui. J'avais honte de fuir ainsi, mais leur présence, leur amabilité feinte ou réelle m'étaient tellement insupportables! Et tandis que je courais presque sur le quai où s’alignent ces barques de pêche joliment peintes qu’ici on appelle des pointus, j’entendais crier derrière moi “Attendez-nous, Monsieur, attendez-nous!” Mais je ne les attendais pas.
Puis vint l’automne, et la fraîcheur et la pluie que nous attendions depuis des mois. Ce soir-là, j’étais descendu voir un film au cinéma Pathé de la Gare du Sud. C’était, je crois, un vieux film. Bullitt peut-être, ou La Prisonnière du désert. Il pleuvait un peu, délicieusement, quand je suis descendu. Que n’avais-je une amie près de moi pour la protéger sous mon parapluie! Et il pleuvait de même après la séance, quand j’en suis sorti. Mais, en quelques instants, la pluie a redoublé, tambourinant le sol de grosses gouttes tièdes qui paraissaient sourire, élégantes comme des fées. Elles grossissaient les flaques qui formaient des miroirs dans lesquels se reflétaient les lumières des lampadaires et des vitrines; et la place du général De Gaulle et l’avenue Borriglione étaient désertes selon mon cœur.
Que pouvais-je espérer de mieux? Qu’y avait-il de mieux à attendre de la vie? Ici, dans notre pays, il n’y avait pas la guerre. Pour combien de temps encore, on ne bombardait pas les hôpitaux, on n’enlevait pas, on ne massacrait pas les hommes, les femmes et les enfants comme cela se pratiquait quotidiennement dans plusieurs autres endroits du monde. En arrivant chez moi, je serais trempé et enrhumé. J'éternuerais plusieurs fois. Je prendrais alors une douche brûlante et je me coucherais seul, dans des draps propres, en écoutant la cloche du tramway passant sous ma fenêtre.
Qui vous a jamais dit qu’une existence humaine pouvait vous offrir mieux que cela? Qui vous a jamais dit qu’à titre personnel, vous méritez mieux que le sommeil et les rêves qui s’en suivraient? J’étais en plein bonheur. Puis, soudain je les ai vus.
Ils étaient tous les deux blottis dans le renfoncement d’une porte, très précisément au numéro 20 de l’avenue Borriglione. Je me trouvais alors sur le trottoir opposé. Mais de loin, en dépit de la pluie qui remplissait le ciel, eux aussi m’ont vu et ils m’ont salué.
On imagine comme j’ai filé, sans m’arrêter, sans ralentir, les poings enfoncés dans les poches de mon K-Way, ma tête souveraine rentrée dans les épaules. Pourtant, en marchant, ai-je levé un bras pour répondre à leur salut? Je n’en suis pas certain mais je dirais que oui. Qu’est-ce qu’il m’en coûtait, après tout, de leur répondre, fussent-ils des fantômes?
Cette fois, la pluie aidant, ils ne m’ont pas poursuivi. Et les choses auraient pu en rester là, mais l’impression avait été si forte que, le lendemain matin, à mon réveil, il a fallu que je redescende pour faire une photo de l’entrée où les deux étranges personnages m’étaient apparus. Que pouvais-je attendre de cette photo? Que le contour de leurs silhouettes s’y dessine en filigrane? Peut-être. Le fait est que, j’eus beau la regarder, ce ne fut pas le cas. La porte est restée vide.


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