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Le lavoir, 5

Puis le contact s’est établi. C'était en novembre, une journée très claire, je feuilletais des livres sur les présentoirs de la librairie Masséna. Je levai la tête et l’assistant du professeur se tenait près de moi. Il me regardait comme quelqu'un qui est prêt à nouer une conversation, qui voudrait le faire mais qui hésite à se lancer, à risquer les premiers mots, de crainte de se montrer maladroit et de se faire rembarrer; alors j’ai hoché la tête et je me suis détourné.
Je me suis éloigné en m’attendant à voir le professeur fureter aux alentours, devant d’autres présentoirs. Jusqu’alors, les deux hommes m'étaient toujours apparus ensemble, formant un seul équipage, mais j’avais beau chercher, je ne le voyais pas, et je me suis dit alors que son assistant (ou son élève) avait réussi à lui échapper, pas de manière définitive sans doute mais pour une heure ou deux qu’il occupait à se promener en ville, au bon soleil d’automne et à faire les magasins. Et cette idée me fit sourire, elle me rassurait, si bien qu’un moment après, quand je quittai la librairie, je ne fus pas surpris de voir que le jeune homme me suivait. Cette fois, il m’aborda.
— Pardonnez-moi, Monsieur, mais je voudrais juste vous remettre une invitation.
Je m'étais retourné en entendant sa voix, et il faut croire que je lui fis bonne figure car il poursuivit aussitôt, avec plus d’assurance.
— Oui, le professeur Walburg donne une conférence, la semaine prochaine, dans la salle de cinéma qui se trouve au sous-sol de l'église Jeanne d’Arc. Vous connaissez l'église Jeanne d’Arc?
— Oui, bien sûr, mais j’ignorais qu’elle abritait une salle de cinéma dans son sous-sol.
— Un club de cinéphiles s’y réunit parfois. Nous l’avons réservée. L'accès sera gratuit et vous aurez l’occasion de découvrir ainsi l’enseignement du professeur Warburg.
— Son enseignement?
— Je ne veux rien vous en dire, vous en jugerez tellement mieux par vous-même! L’enseignement d’un grand voyageur, d’un ethnographe, d’un linguiste, d’un érudit et peut-être surtout d’un maître spirituel.
Il glissa un Bristol dans ma main, j’y jetai un coup d’œil. On y voyait imprimé le nom du conférencier: Professeur Ignacio Warburg avec, en dessous, imprimé dans les mêmes caractères qui imitaient l’écriture à la plume, le titre de sa conférence: L’eau des rêves.
Je ne devais pas regarder ce titre trop longtemps. Je ne devais pas me laisser impressionner par lui. Je ne devais pas y réfléchir. J’empochai le carton, saluai le jeune homme et le quittai sur le bord du trottoir.
Chez moi, j’ai jeté l’invitation sur une pile de courriers. Il ne pouvait pas être question que je m’y rende et, le soir venu, j’y suis arrivé en retard.
La salle était plongée dans une obscurité presque complète. Le professeur était debout sur une estrade éclairée par une lampe. Il était vêtu comme je l’avais vu en ville, ayant seulement ajouté à son costume de notaire une cape noire doublée de rouge. Derrière lui, un écran de cinéma. Il annonçait un court extrait de film qui témoignait, disait-il, “d’existences humaines plus proches de la nature, en communion intime avec l'esprit qui l’anime”. Derrière nous, un projecteur invisible se mit à ronronner et un faisceau de lumière traversa la salle.
Sur l'écran se formèrent les images muettes, en noir et blanc, d’un film documentaire dont je m'étonnai d’abord qu’il ne montrât pas l’Asie, comme je m’y étais attendu, mais bien évidement une île polynésienne. Et tout de suite, j'ai pensé que je connaissais ce film, que je l’avais déjà vu. Mais où et quand? Je l’ignorais.
Les images étaient belles. Elles montraient des enfants qui grimpaient, le corps nu, sur de hauts cocotiers dont le tronc ployait sous le vent et sous leur poids, et dont, parvenus au sommet, ils détachaient des noix dont la taille et la rondeur imitaient le soleil. Le spectacle dégageait une impression d’inquiétante étrangeté, voisine de celle qu’on éprouve en rêve. Il provoquait en moi une somnolence délicieuse et malsaine, comme s’il me donnait à voir des objets interdits.
M’étais-je endormi? L'écran s'éteignait déjà quand le titre du film me revint à l’esprit. Il s’agissait, bien sûr, du Moana de Robert Flaherty, qui datait des années 20; un classique des classiques. Le prétendu “Professeur Warburg” voulait-il nous faire croire qu’il en était l’auteur? J’ai levé le bras, comme à l'école, pour proclamer ce titre et confondre le charlatan qui se l’attribuait. J’ai failli m’en aller. Déjà, j’avais attrapé mon manteau et je quittais mon siège. Mais voilà qu’autre chose s'annonçait sur la scène.
Un spectateur avait rejoint le professeur. Il se tenait debout devant lui. Le professeur le regardait droit dans les yeux et il disait:
— Vous entendez le bruit de l’eau! Non, ce n’est pas la mer! Vous entendez le doux bruit d’une fontaine, ou peut-être d’une source cachée sous des herbes qui s’emmêlent à foison (j'entendais “à toison”?), ou peut-être d'un lavoir! Et ce bruit vous repose! Vos paupières sont lourdes, vous pourriez dormir, vous dormez maintenant!
Puis, sans transition, voilà qu’il s’adressait à lui dans une langue étrangère qui pouvait être de l’islandais, du thaïlandais ou du finnois, ou peut-être du basque, à moins que ce ne fût du romanche, et l’autre lui répondait sans la moindre hésitation dans une langue qui paraissait être la même, encore qu’on ne la comprît pas.
Un bref échange s’en suivait; l’humour, le rire y avaient leur part, tout se passait très vite avant que le professeur, d’un claquement de doigts, réveille le sujet. Celui-ci, visiblement étourdi, descendait de l’estrade, il retournait à sa place, et à l’instant où il allait s’asseoir, le professeur, du haut de l’estrade, l'interpellait de nouveau. Il lui posait une question dans la même langue qu’il avait utilisée auparavant, pendant le numéro de foire, mais cette fois l’inconnu tournait vers lui un visage étonné. De toute évidence, il ne comprenait pas ce qui lui était dit davantage que nous. Alors, le professeur revenait au français pour lui demander, de loin, d’une voix un peu forte, s’il avait jamais parlé, ou seulement étendu parler le cantonnais, l'estonien, le finnois, ou peut-être le basque, ou même le ouïghour, et comme l’autre lui répondait que non, en aucun cas, le professeur se confondait en excuses et, avec un grand sourire, il déclarait:
— Pardon, cher Monsieur, pardon! Décidément, je sollicite trop ma mémoire, celle-ci finit par divaguer. J'espère que vous ne m'en voudrez pas!” Et ces dernières paroles déclenchaient parmi le public des rires et un tonnerre d’applaudissements.
Combien étions-nous dans cette salle? Cent, peut-être le double? D’où venaient tous ces gens?


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