Accéder au contenu principal

Mes histoires

Mes histoires racontent que les histoires ne sont pas fermées sur elles-mêmes et sur leurs protagonistes. Elles disent que nous sommes pris dans ce qui arrive aux autres. Que nous en sommes traversés, bien souvent envahis.

Dans la fiction industrielle, littéraire ou cinématographique, le narrateur est éludé. On nous raconte des histoires telles qu’elles sont censées s’être passées, dans une prétendue réalité que soutiennent la profusion et la précision des détails fournis. Il n’y manque rien, pas une heure, pas une circonstance, pas un élément du décor, grâce à quoi ces histoires restent extérieures à nous. Et à l’intérieur de ces histoires, les personnages (disons des enquêteurs) s’affrontent à un Autre absolu: un serial killer, un monstre, auquel ils ne risquent pas de se confondre, ni nous.

Dans les histoires que je raconte, au contraire, il y a presque toujours une mise en abyme. Quelqu’un a été le témoin d’une histoire qui a changé sa vie sans que, pour autant, il y prenne aucune part, ou presque aucune part, et cette histoire est racontée de son point de vue, telle qu’il s’en souvient et telle qu’il l’a comprise. Et du coup la question se pose de savoir quelle histoire on nous raconte: celle qui est arrivée aux personnages qui s’y agitent ou celle qui est arrivée au témoin qui raconte, et pourquoi pas à nous qui sommes en train de lire?

“Je est un autre”, a dit Arthur Rimbaud. On ne connaît pas de message plus politique.

La question qu’on m’a le plus souvent posée est celle de savoir quand au juste j’ai quitté l’Algérie, à quoi je réponds que c'était à l'été 1955, lorsque j’avais quatre ans, pour ne jamais y retourner, ce qui signifie que, d’un point de vue historique, je n’ai pas connu l’Algérie ni la guerre qui a abouti à son indépendance. Mais chaque fois je m’empresse d’ajouter que ce pays et cette guerre font partie de moi de la manière la plus intime.

Il n’y a pas une phrase que Chantal Akerman a écrite, pas un film qu’elle a tourné dans n’importe quelle partie du monde, qui ne soit hanté par le souvenir de la Shoah dont elle était séparée par le temps (elle est née en 1950) et par le silence de sa mère.

On n’a besoin de faire aucun effort pour s'intéresser aux autres. Ce sont les autres qui s'intéressent à nous, qui s'intéressent en nous. Ils constituent la pire et la meilleure part de nous-mêmes. Et tout l’effort que nous avons à faire est de les accueillir, de les reconnaître, et de leur donner la place relative qu’il convient pour ne pas qu’ils nous étouffent.

Je déteste tous les discours qui consistent à dire qu’il n’y a que le présent qui compte, car ils sont mensongers. Ils ne reposent pas sur une affirmation mais au contraire sur un refus de ce qui est, sur sa dénégation.

Nous sommes des êtres hybrides. Nous devons l’assumer. Mes histoires sont des maquettes où s’illustrent différents modes de cette hybridation. Où s’expérimentent certains trajets, certains nouages. Et elles-mêmes sont faites pour s’hybrider dans la conscience des lecteurs.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...