Un père venu d'Amérique (11)

Il faut comprendre que j’étais son ami et celui de sa mère, que je lui avais raconté des histoires que j’inventais pour elle, qu’elle avait confiance en moi.
Nous avons traversé la rue de la Liberté et nous ne sommes pas allés plus loin que la terrasse du Liber'Tea. La plupart des tables étaient occupées, nous en avons trouvé une un peu à l'écart et, quand Léon est venu nous saluer, il a vu que nous n'étions pas d’humeur à bavarder.
J’ai commandé deux verres de vin et des omelettes au jambon. Je voulais qu’elle mange. Je voulais qu’elle boive. Il lui fallait du sucre. Nous attendions d'être servis quand elle a dit: “Où sont-ils?” Elle regardait droit devant, l’air absent. Je n’ai pas répondu, j’ai pensé qu’ils pouvaient être ici, tout près de nous, peut-être à nous observer, à guetter nos réactions, mais pour combien de temps encore, et puis une parole d’Yvette m’est revenue à l’esprit. J’ai dit: “Elle a parlé d’un garage…” Et comme si Violaine avait eu la même idée que moi, comme si c'était la même parole qui la faisait réfléchir, lui donnant cet air vague, elle m’a tout de suite répondu: “Yvette voulait sans doute parler d'un parking. Quand nous allons chercher notre voiture au parking, Yvette dit toujours au garage.”
Oui, cela me paraissait cohérent. Les tueurs avaient laissé leur voiture dans un parking souterrain, près du Palais Longchamp, ils ne pouvaient pas la laisser n’importe où, en double file, au risque de ne pas la retrouver, et maintenant qu’ils avaient exécuté Mizuki, et maintenant qu’ils avaient enlevé l’enfant, ils y étaient retournés pour s’enfuir aussitôt que possible, loin de là, avec l’otage.
L’information aurait été précieuse s’il ne s’était pas trouvé une demi-douzaine de parkings souterrains à proximité immédiate, chacun profond de plusieurs étages, et de combien de temps disposions-nous pour les explorer, un à un, avant qu’ils n’en soient partis en emportant Yvette?
Il me semblait voir leur voiture sortir du souterrain et se perdre dans la ville. Quand ils seraient sur l’autoroute, des hélicoptères pourraient voleter et se balancer au-dessus de leurs têtes, Yvette serait morte avant qu’on ne les rattrape. Et pendant qu’ils s’enfuyaient ainsi, nous étions condamnés à rester assis sur nos chaises. Pour autant, la voix de l’enfant continuait de résonner dans ma mémoire. J’ai dit: “Elle a crié qu’elle s'étouffait!”
Violaine n’a pas répondu. Elle n’avait pas besoin que je lui rappelle que sa fille s'étouffait. Elle ne pensait qu’à ça. Elle s'efforçait de ne pas paniquer, de contrôler sa propre respiration pour que son enfant en même temps qu’elle contrôle la sienne. J’ai dit alors: “Tu sais où elle est! Violaine, s’il te plaît, ferme les yeux, concentre-toi, et dis-moi où elle est. Fais-toi confiance! Fais-lui confiance! Elle nous a appelés!
— Bien sûr que j’essaie d'entrer en contact avec elle, Quentin, que crois-tu que je fasse?
— Elle nous a dit qu'elle s'étouffait…
— Parce qu’elle s’étouffait, tu ne comprends pas? Parce que la respiration lui manque, qu’elle a besoin d’être soignée très vite et qu’elle a peur!
— Et que fais-tu quand elle s'étouffe?
— Tu l’as vu, tu le sais, je lui donne son inhalateur de Ventoline!
— Oui, c’est vrai, mais rappelle-toi qu’elle n’a pas emporté sa Ventoline, qu’elle n’a pas son inhalateur à portée de la main! Violaine, ma chérie, que fais-tu quand tu n’as plus de Ventoline dans ta maison? Cela doit t’arriver!
— Que veux-tu que je fasse? Nous courons ensemble à la pharmacie!
— Quelle pharmacie?”
Soudain, le visage de Violaine a changé. Ce n'était pas un sourire mais comme une clarté intérieure qui s’était allumée derrière ses yeux. Elle a répondu: “Toujours la même pharmacie, celle où ils nous connaissent, où ils peuvent nous fournir même sans ordonnance… Celle qui est au rez-de-chaussée de Nice-Étoile!
— Alors, ils sont là-bas! Ils sont descendus au sous-sol pour prendre leur voiture, mais Yvette les fait remonter à la pharmacie, sans quoi elle dit qu’elle meurt! Elle retarde leur fuite en les ramenant au rez-de-chaussée. Elle utilise le seul moyen qu'elle a, le stratagème qu'elle peut, et c’est là-bas qu’elle nous attend!"

Je me suis levé et j’ai fait signe à Léon que j’annulais la commande. J’ai appelé Philippe qui devait se trouver toujours dans la salle de bain, près du cadavre, près de la baignoire dont l’eau était rougie par le sang de la victime, pour lui dire quelle idée nous était passée par là tête, et que nous courions vers le seul endroit où nous avions une chance de trouver la gamine avec ses ravisseurs. Une chance sur un million, peut-être! Et que ferions-nous alors? J’aurais été incapable de le dire. Mais au lieu de me répondre que nous étions fous, que nous ferions mieux de laisser faire les spécialistes, Philippe a répondu: “C’est ce que dit Violaine? C’est une hypothèse qu’elle valide?”, et comme celle-ci approchait sa bouche de mon téléphone pour confirmer d’une voix ferme: “Oui, Philippe, Quentin a raison, je crois qu’elle est là-bas!”, il a ajouté qu’il alertait aussitôt le service de sécurité du centre commercial et qu’il s’y rendait avec ses hommes. Et nous n’avions pas atteint le bout de la rue Longchamp, courant, Violaine et moi, l’un près de l’autre, parfois en nous tenant la main, que déjà les voitures de police nous dépassaient, toutes sirènes hurlantes et le gyrophare allumé sur le toit.



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