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Un père venu d’Amérique (2)

Nous avons rendez-vous à l’hippodrome de Cagnes-sur-mer. Nous arrivons en fin d'après-midi et presque aussitôt je reçois un appel de Philippe qui me dit qu’il sera en retard. Il est retenu par une affaire, il en aura terminé d’ici une heure ou deux, et si nous voulons l’attendre, il dînera avec nous.
Amar pénètre pour la première fois sur un champ de course. Je lui fais découvrir les lieux, je lui explique les règles, surtout je lui montre les chevaux. Il y a foule. Beaucoup d’amateurs restent perchés sur les tribunes. Ils se servent de jumelles et se dressent pour mieux voir. Quelques-uns sont vêtus comme on ne s’habille qu’ici et peut-être à l’opéra. Dans les allées, de lourds essaims se forment et se déplacent à l’aveugle pour prendre les paris. Des baraques éclairées proposent des hot-dogs et de la bière. Des cloches sonnent. Des appels sont diffusés par les haut-parleurs. Amar s’amuse de ce qu’il voit. Il me raconte que son grand-père a longtemps travaillé sur l’hippodrome du Caroubier, à Hussein-Dey, près d’Alger. Qu’il n’a pas connu ce grand-père ni d’ailleurs l’Algérie, puisqu’il est né à Lyon, mais que sa mère a gardé des photos qu’elle lui montre parfois.
Je l’entraîne du côté des paddocks. Je l'impressionne à bon compte en lui montrant que je connais des entraîneurs et même des jockeys. Ceux-ci nous parlent des chevaux comme si nous étions d’authentiques turfistes. La petite taille des jockeys, les jambes fines des chevaux, l’air qu’ils soufflent par leurs larges narines, le crottin qu’ils lâchent derrière eux, leur façon de balancer la tête et de se tordre le cou, leurs larges flancs qu’on caresse, leurs yeux tristes. Amar m’interroge: “C’est un endroit où vous venez souvent?” Je lui réponds que non, mais que nous sommes un petit groupe de camarades à nous y retrouver à intervalles réguliers, au fil des ans. Certains plus assidus que d’autres, mieux introduits dans le milieu, qui nous servent de guides. Et puis, on y rencontre de jolies femmes.

C’est l’automne, la nuit tombe et maintenant il fait froid. Philippe nous a rejoints. Nous montons nous installer à la table que j’avais réservée, devant la verrière depuis laquelle on aperçoit les pistes et, derrière les pistes, dans le ciel noir, les avions qui approchent de l’aéroport et qui semblent, un instant, s’immobiliser dans le ciel. C’est moi qui ai provoqué cette rencontre. Une fois les commandes passées, les autres attendent que je m’explique. Je m’adresse à Amar. Je dis: “Je voulais te présenter à Philippe Veilhan, commissaire divisionnaire et un vieil ami.” Puis, en regardant Philippe: “Je t’ai parlé d’Amar. Il travaille à l’hôtel avec moi. Il en est le concierge et je pense qu’il sera bientôt capable d’en prendre la direction.”
Philippe ne répond pas. Il hoche la tête. Ses yeux clairs scrutent nos visages, tour à tour, comme s’il cherchait une ressemblance. Il retire ses lunettes pour en essuyer les verres. Il est élégant, plus jeune que moi, plus mince et ne sourit jamais. Ses collaborateurs le craignent, ils le surnomment le lynx. Quand il a quelque chose d’important à dire à l’un d’eux, un reproche à lui faire, il lui donne rendez-vous à la piscine. Ce peut être une piscine publique ou l’une de celles qu’on trouve sur les toits des hôtels. Il les connait toutes et il est reçu partout avec discrétion et déférence, comme un hôte de marque. Après quelques longueurs où les deux hommes se mesurent et où Philippe l’emporte toujours, ils s’asseyent l’un près de l’autre sur la berge du bassin, avec les pieds dans l’eau, et Philippe parle seul. Eitan faisait pareil avec moi. C’est à la piscine d’abord qu’il est devenu mon maître.
J’ajoute à l’adresse de Philippe, sans le quitter des yeux: “Je voulais qu’Amar te connaisse, et je voulais te demander pour lui une autorisation de port d’arme et l’accès au stand de tir.” C’est à peine s’il a cligné des yeux. Il répond: “Le nôtre? Celui de la police?” Et moi: “Je crois qu’il en serait très fier.”
Pendant ce temps, Amar nous dévisage en se demandant à quel jeu nous jouons. Rien ne lui laissait prévoir que je ferais cette demande. Il voudrait comprendre, mais il se tait et c’est Philippe qui me répond: “Tu crains quelque chose pour l’hôtel? Tu as reçu des menaces?
— Non, mais Eitan m’avait présenté à toi. C’est lui qui m’avait emmené au stand de tir où j’ai pu prendre mes habitudes. Parce que vous étiez amis, tu lui as fait confiance, et toi et moi sommes devenus amis. Est-ce exact? 
— Exact!”
Philippe hoche la tête, il baisse les yeux. Le silence se prolonge. C’est Amar qui le rompt: “Pardon, mais qui était Eitan?”
Je réponds: “Eitan était un franco-israelien propriétaire de l'hôtel Meurice. C’est lui qui m’a donné ma chance.”
Philippe ajoute en regardant Amar: “Eitan était un ancien commandant de Tsahal. Il vivait une grande partie de l’année à Tel Aviv, et c’est là qu’il est mort d’un cancer il y a bientôt dix ans. Et nous étions amis.”
J’ai peur alors qu’Amar pose la question qui lui brûle les lèvres. Celle qu’il ne doit pas poser. Un officier israélien et un commissaire de police français. Pourquoi et comment se sont-ils rencontrés? Pourquoi et comment sont-ils devenus amis? Ni l’un ni l’autre ne me l’a jamais dit. Quant à moi, j’ai su me taire, et je constate que le jeune est assez intelligent pour se taire lui aussi.

Nous mangeons en silence. Des filets de soles accompagnés de petits légumes, un filet d’huile d’olive qui les arrose et, pour la boisson, une bouteille d’eau gazeuse et une autre d’eau plate. Après quoi, tout de même, avec les cafés, une coupe de glace. Enfin, Philippe essuie ses lèvres et il revient vers moi. Il dit: “Amar est au courant de ce qui s’est passé à l’hôtel, il y a cinq ans?
— Il en a entendu parler, bien sûr, il a lu les journaux. Mais je voulais qu’il en ait, ce soir, entre nous deux, un compte rendu exact.
— C’est moi qui parle?
— C’est toi.”
Et Philippe dit alors: “Le compte rendu exact tient en quelques mots. Quentin était à l'hôtel, un soir, en compagnie du concierge d’alors. À minuit, ils se trouvaient tous deux debout derrière le comptoir, occupés à vérifier des factures. Deux hommes sont entrés. Ils ont demandé le numéro de chambre d’un client avec lequel, disaient-ils, ils avaient rendez-vous. Le concierge a voulu savoir qui il devait annoncer. Les deux hommes ont aussitôt sorti des armes de poing et ils ont hurlé qu’on leur indique le numéro de la chambre. Le concierge a fait semblant de chercher dans un registre. Il gagnait ainsi le temps qu’il pouvait. Quelques secondes à peine. Les autres continuaient de hurler. Ils balançaient leurs armes à bout de bras comme des tuyaux d'arrosage…”
Je l'interromps. Je dis: “C’est à cet instant que j’aurais dû intervenir. J’avais mon arme sous la main.
— Après…” m’interrompt Philippe sans me regarder. “Tu parleras après.” Et il poursuit: “Le client avait sa chambre au premier étage. Il a entendu les cris des agresseurs. Nous savons maintenant qu’il était prévenu du danger. Il est descendu avec une arme et aussitôt il a tiré. Philippe et le concierge ne l’ont pas vu arriver, il était derrière eux. Les coups de feu ont éclaté. Le défenseur a abattu les deux assaillants, mais un tir l’a atteint. Il est mort sur le coup. Le concierge a été atteint, lui aussi, dans le thorax, et il est mort deux heures plus tard à l'hôpital. Philippe en est sorti indemne. Un vrai miracle!
— Je n’ai pas été à la hauteur. Ce n’était pas la peur. J’ai beaucoup réfléchi et je crois véritablement que ce n’était pas la peur. J’ai hésité une seconde de trop.
— Tu n’avais aucune chance. Sais-tu à quelle distance tu te trouvais des assaillants?
— Deux mètres, deux mètres cinquante peut-être?
— Nos experts ont dit pas plus de deux mètres. Ta main et ton arme étaient sous le comptoir, tu étais collé dessus, aussi nuls et excités qu’ils pouvaient être, les deux connards ne t’auraient pas laissé le temps! Tu n’aurais pas seulement pu les menacer!
— J’ai hésité, il n’en reste pas moins que j’ai hésité et que le concierge est mort!”

Nous avons payé puis nous avons accompagné Philippe à sa voiture. Quand nous sommes arrivés devant elle (il avait déjà sa clé à la main), Philippe m’a dit: “Tu ne m'offrirais pas un de tes excellents whisky?
— Bien sûr, si tu veux. On se retrouve chez moi?”
J’ai ce qu’il faut chez moi pour écouter de la musique. J’ai choisi Wayne Shorter et Herbie Hancock. Avec eux, tard le soir, il n’est pas nécessaire de parler, et je n'étais pas certain que Philippe ait envie de parler. Et j’ai choisi aussi un Aberlour sans âge. Nous nous sommes installés dans des fauteuils, nos verres à la main, et du temps est passé. Puis, c’est Philippe qui a pris la parole. Il s’adressait à Amar. Il a dit: “Vos parents ont quitté l’Algérie à cause du GIA?
— Oui, monsieur.
— Ils ont eu affaire à eux?
— Mon père était disquaire. Il avait sa boutique à Bab-El-Oued. Il était spécialisé dans la musique maghrébine. Cette musique n'était pas enregistrée en Algérie mais par des Algériens émigrés à Paris ou à Lyon. Paris et Lyon étaient alors les plateformes planétaires des musiques de chez nous dont la vogue ne cessait de se répandre. Mon père prenait l’avion pour rencontrer les artistes, les producteurs. Il adorait assister aux séances d’enregistrement, il était devenu un habitué des studios, il s’asseyait dans un coin, il connaissait tout le monde. Puis, il revenait avec des valises pleines de cassettes qu’il écoulait en trois jours. Et en retour, les vedettes de Paris et de Lyon venaient chez nous pour se produire avec les artistes locaux. Des soirées s’organisaient dans un café voisin, elles attiraient beaucoup de monde. Le patron du café était un ami de mon père. Il s’appelait Saïd. Les barbus du GIA les ont menacés, mon père et lui. Il fallait que la musique s'arrête. Elle était impie. Saïd et mon père ont fait ceux qui ne comprenaient pas. Ils ont dit que la jeunesse s’amusait, qu'on passait ensemble des soirées formidables, et puis ce n'était pas de la pop américaine, on chantait en arabe. Où était le mal? Jusqu'à ce qu’un matin, on trouve Saïd égorgé derrière son comptoir. Alors, mon père a fermé boutique, il a pris l’avion pour Lyon, et il s’y est installé comme il a pu avec sa femme et son fils.
— Son fils?
— Oui, mon frère aîné, qui est plutôt mon demi-frère. Mon père était plus vieux que ma mère. Yacoub est l’enfant d’un premier mariage.
— Et à Lyon?
— Mon père n’a pas retrouvé l’envie. Il ne s’en est jamais remis. Nous habitions à la Guillotière, notre appartement avait un petit balcon, il y sortait une chaise, et il restait assis là, du matin au soir, à fumer des cigarettes et à penser à l’Algérie. Il est mort cinq ans plus tard, j’avais trois ans, et ma mère a travaillé toute seule pour nous élever. Aujourd'hui, elle est mariée à un homme gentil, un Français qui a lui aussi des enfants. La page est tournée.
— Je comprends.” Philippe a hésité. Il regardait son verre tenu à deux mains dans lequel il restait une larme de liquide doré, puis il a levé les yeux vers le garçon. Il a dit: “Et votre frère?
— Mon frère?
— Oui, vous m’avez dit que vous aviez un demi-frère plus âgé…
— Mon frère est commissaire de police à Roubaix.”
Le visage de Philippe s’est soudain éclairé, il a failli sourire. Il a hésité encore, un regard de nouveau dans son verre dont il a avalé la dernière larme de whisky. Puis, il a levé les yeux et il a repris d’une voix plus ferme: “Cela t'ennuierait que je prenne contact avec lui, que nous fassions connaissance?
— Bien sûr que non, monsieur! Je vous écris son numéro de téléphone. Il s’appelle Daoud, comme moi. Yacoub Daoud. Il sera très heureux de parler avec vous!”
— Tu sais, je ne l'embêterai pas longtemps, des questions de routine. Nous parlerons du métier. Il te faudra tout de même remplir un formulaire. Après quoi, je mettrai mon tampon!”

Philippe avait plié et glissé dans sa poche le feuillet qu’Amar avait détaché de son bloc Rodhia, il avait posé les deux mains sur les accoudoirs de son fauteuil, il était en train de se lever et moi-même j'étais déjà debout, quand j’ai dit: “Attends, s’il te plaît, au point où en sommes et avant que tu partes, je voudrais te poser une question.”
Philippe a levé les yeux vers moi, il a relâché ses bras, il s’est enfoncé dans le fauteuil, et il a dit: “Je crois deviner laquelle. Il fallait bien que nous y venions un jour. Allons, je t'écoute!”
Je suis resté debout. Amar était debout lui aussi. J'ai dit: “Comment as-tu connu Eitan?”
Philippe a souri. Cette fois, il a vraiment souri. Il a dit: “Eitan a été mon professeur.
— Ton professeur? Comment cela, ton professeur?
— Il animait un séminaire à l’École Nationale d’Administration où j’ai passé un an?”
J’avais imaginé beaucoup de réponses mais pas celle-ci. J’étais abasourdi. Un officier supérieur réserviste de Tsahal qui s’adresse à des policiers français dans le cadre d’un séminaire de l’ENA. J’ai dit: “Eh bien, voyons! Puisque tu l’affirmes! Et ce séminaire, tu irais jusqu’à me dire sur quoi il portait?
— De quoi pouvait-il s’agir selon toi? Nous n’avons pas à défendre nos frontières. Il était question de sécurité intérieure, de menaces islamistes…”
J’ai trouvé moyen de bredouiller encore: “Je me trompe ou ces questions relèvent du renseignement?”
Il n’a pas répondu mais ses yeux étaient droit dans les miens. Puis, il a claqué des mains, il a regardé sa montre et il a dit: “Allons, il est grand temps de s’en aller. Il ne me reste pas longtemps à dormir. Je nage à huit heures, et le jeune que j’attends est surentraîné!”

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