Je rencontre Violaine au Monoprix de Nice-Étoile. Elle est en jogging, sans maquillage, les cheveux mouillés, elle sort de la douche et, au moment de préparer quelque chose à manger pour Yvette et pour elle, elle s’est aperçue que son frigo était vide. Je lui dis: “J’ai vu l’affichette que tu as collée dans l’ascenseur!
— Oui, je voulais t’en parler. C’est pour l’anniversaire de Mizuki. J’ai invité quelques amis et des clients…
— Et tu as pensé à moi pour garder Yvette!”
Le ton que j’emploie n’est pas très amène. Elle me regarde d’un air effrayé et elle bredouille: “Oui, à moins que cela te dérange…
— Bien sûr que non, je n’ai rien de prévu pour samedi. Mais vous allez faire beaucoup de bruit!
— J’en ai peur. J’ai hésité…
— Les voisins ne diront rien! Tu as bien fait de les prévenir! Mais je pensais à Yvette…”
Je ne l’aide pas vraiment. Depuis quelques semaines, j’ai l’impression qu’elle me tient un peu à l’écart, qu’elle garde ses distances. Tout juste un “Bonjour Quentin!” quand nous nous croisons ici ou là dans le quartier, qu’elle murmure avec les yeux baissés et des cernes sous les yeux. Elle fait ce qu’elle veut de sa vie, mais pourquoi ne m’a-t-elle pas parlé la première de cette fête qu’elle organise? D’où mon humeur!
Elle dit: “Oui, bien sûr! Et je me disais…
— Qu’Yvette pourrait dormir chez moi! Nous n’aurons pas beaucoup moins de bruit, mais au moins la fumée des cigarettes lui sera épargnée!
— Tu serais d’accord?
— Tout à fait d’accord! Ma chambre d’amis ne sert jamais. Je vais l’aérer. Ce sera l’occasion!
— Tu es un amour! Tu sais, je n’osais pas te demander…
— Il faut oser!”
Cette fois, elle me regarde. Et ce regard! Dans quelle histoire impossible s’est-elle encore fourrée? Sans doute un nouveau Jules, et je parierais qu’il est marié!
Le samedi arrive. Yvette se montre à ma porte, déjà en pyjama, avec un sac à dos et avec son doudou. Elle est blonde, le teint clair, les yeux noisette, tandis que sa mère est brune avec des yeux noirs. Où Violaine est-elle allée lui chercher un père? Voilà une question encore qu’il ne faut pas poser, qui ne me regarde pas. Et elle m’annonce qu’elle a déjà dîné. Elle m’explique que Mizuki lui a préparé son repas favori: une assiette de coquillettes au beurre avec, par-dessus, du gruyère râpé et, à côté, un bol de jambon émietté. Et moi qui étais allé chercher, tout exprès, un pain de viande et un gobelet de sauce tomate à la boucherie Fulcheri, rue Benoît Bunico!
Le bruit est aussi dérangeant qu’on pouvait le craindre. Celui d’une musique répétitive dont les basses résonnent dans tout l’immeuble, émaillée de rires et de cris. Il faut croire que l’un des invités a apporté des amplis. Ce sont toujours les hommes qui apportent les amplis. Si bien que mes petites histoires ne suffisent pas à endormir Yvette et qu’en désespoir de cause, elle finit par me dire: “Tu sais, tu ne dois pas te fâcher, mais je crois qu’il faudrait qu’on regarde des chansons sur ton téléphone!
— Des chansons? Mais les chansons ne se regardent pas, ma chérie, elles s’écoutent!
— Mais non, je veux dire des dessins animés où il y a des chansons! Maman me le permet parfois quand je ne peux pas dormir!
— Eh bien, je te crois, mais où veux-tu que je les trouve, ces chansons?
— C’est facile! Je t’assure! Où est ton téléphone? Il suffit d’aller sur YouTube et de chercher La Reine des neiges! Tu vas voir, tu vas trouver!”
Et c’est ainsi qu’au bout du quatrième ou cinquième visionnage de la même scène cruciale de La Reine des neiges, elle finit par s’endormir, me laissant seul avec cette chanson qu’elle savait par cœur, qui tourne dans ma tête, et dont à présent je me répète les paroles sans du tout en comprendre le sens: “Cache tes pouvoirs, / N'en parle pas / Fais attention, / Le secret survivra / Pas d'états d'âme, / Pas de tourments / De sentiments / Libérée, Délivrée / Je ne mentirai plus jamais!…”
Je tire la porte de sa chambre. Je me retrouve debout au milieu du salon. Pas question quant à moi d’essayer de dormir avant que cette fête se termine. Combien d’heures peut-elle durer encore? Impossible de le savoir. Le plus sage me paraît alors de me servir un solide Lagavulin, d’ouvrir un sachet de chips Bio au sel marin de Guérande et de choisir un film. Et j’en suis à revoir pour la cinquième ou sixième fois le Vampyr de Carl Dreyer quand, un peu après minuit, on frappe à ma porte.
Mizuki s’y présente, avec un seau métallique à la main, pour me demander si j’aurais des glaçons. Elle porte une longue chemise à fines rayures bleu ciel et blanc sur un pantalon bleu marine, qui laisse découvertes les chevilles, et des sandales aux pieds.
Je l’entraîne dans la cuisine. Tandis qu’elle ouvre le freezer, je me tiens derrière elle et je dis: “Vous vous en sortez? Violaine n’est pas trop débordée?” Elle se tourne vers moi pour me répondre: “Violaine se donne trop de mal! Elle a invité beaucoup de gens. Il y en a que l’on connaît à peine. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas, qu’il aurait suffi qu’on se retrouve tous les quatre avec Yvette, mais elle a insisté!”
D’habitude, je sais qu’elles dînent assises sur le tapis, devant la table basse, près du poste de télévision allumé dont elles coupent le son. Ses cheveux noirs et luisants sont tirés en arrière, et cette queue de cheval ajoute à l'austérité de sa tenue sans pour autant la vieillir. J'ai cru comprendre qu'elle habite Nice depuis toujours, qu'elle vit seule avec sa mère et, à l'entendre, il est facile de deviner qu'ensemble elles parlent le japonnais à la maison.
Je dis: “Votre boutique est maintenant une adresse à la mode. C'est votre succès qu'elle célèbre aussi.
— Oui, je comprends, mais je ne suis pas habituée.” Elle hausse les épaules comme si je ne pouvais pas comprendre, ou comme si c'était trop difficile pour elle d'expliquer. Et elle ajoute: “Je crois que Violaine serait contente si vous alliez les rejoindre pour passer un moment avec eux. Vous n'avez rien à craindre. Je resterais ici à vous attendre.
— Je te remercie mais Violaine n'a pas besoin de moi. Et d'ici, j'imagine très bien à quoi ressemble votre fête. Il suffit de vous entendre!
— Vous avez beaucoup fait la fête, vous aussi, Quentin, quand vous étiez jeune?
— Non, pas vraiment! J'étais très sérieux quand j'étais jeune. Pas raisonnable pour un sou mais très sérieux!
— Violaine dit que vous êtes un personnage romantique!
— C'est très gentil! Personne ne m'a jamais rien dit de semblable! Je ne sais pas très bien ce que c'est qu'un personnage romantique, mais après tout, elle a peut-être raison... Et maintenant, nous avons assez parlé. Les autres doivent t'attendre, ou au moins les glaçons. Il faut filer!”
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