Yvette était arrivée chez moi avec un sac à dos et, au réveil, elle y a trouvé la culotte, la robe et les sandales qu’il lui fallait pour se vêtir, ce qu’elle a fait sans mon aide. Puis elle a regardé plusieurs épisodes de Petit Ours Brun, assise en tailleur devant l’écran du poste de télévision, le temps que je m’exerce sur mon rameur et que je passe sous la douche, et il ne devait pas être loin de dix heures quand nous avons pris notre petit déjeuner à la terrasse du Liber'Tea.
Yvette est une enfant facile. Un bol de lait chaud et un pain au chocolat ont suffi à l’occuper assez longtemps pour que je parcoure le journal, puis j’ai proposé une visite au parc Moreno où nous avons nos habitudes et, de nouveau, elle n’a pas eu besoin de moi pour s’amuser sur les toboggans, les balançoires, les tourniquets, où elle montrait néanmoins un air distrait, comme si sa mère lui manquait déjà sans qu’elle ose me le dire, ou comme si ces jeux étaient devenus à présent trop faciles pour elle.
Sur le chemin du retour, nous étions arrivés devant le Biocoop de la place Grimaldi quand mon téléphone a sonné. C'était Violaine. Elle a dit: “Je sonne à votre porte et vous êtes partis! Où êtes-vous donc, tous les deux, espèces de vagabonds?” À quoi, j’ai répondu: “Nous étions au jardin où des bandits nous ont attaqués, mais maintenant c’est fini. Nous sommes au Biocoop et nous rentrons aussitôt après.”
En parlant ainsi, j’avais fait un clin d’œil à Yvette, et celle-ci s’est mise à rire et à crier en même temps, avec les deux mains dressées à hauteur de sa tête, les doigts largement écartés: “C’est vrai, maman! C’est vrai! Des méchants bandits ont voulu m’enlever mais Quentin leur a fait très peur, et ils se sont enfuis!”
Et Violaine, dans l’appareil, criait elle aussi en retour: “Vouloir enlever ma petite fille! Mais c’est terrible! Heureusement que Quentin était là!”
Il fallait ramener le calme. J’ai dit: “Yvette et moi allons nous mettre à la cuisine. Le menu sera composé de raviolis de chez Quirino, d’une salade fraîche et variée de chez Biocoop et d’une tranche de pecorino. Tu nous rejoins avec Mizuki?
— Mizuki est déjà partie. Sa mère l’attendait. Mais si vous voulez bien de moi…
— Oui maman, oui maman!“ a crié Yvette, et alors je me suis dit que si j’avais été plus jeune, et l’amant de Violaine, ou même son mari, je n’aurais sans doute pas été plus heureux.
Nous avions fini de déjeuner et, pris d’un peu de fatigue, nous tardions à débarrasser la table, lorsque Violaine a dit: “Amar a mis nos cartes de visite bien en vue sur votre comptoir.
— Je sais. J’ai vu. Amar fait toujours de son mieux. Il ne néglige rien. C’est un charmant garçon.
— Ainsi, vous et nous formons ensemble une sorte de consortium!
— C’est à peu près cela! Un modeste consortium!
— En réalité, tout le quartier forme une sorte de consortium. Ce quartier est magique!
— T’ai-je dit qu’un soir, à la tombée de la nuit, j’y ai rencontré Patrick Modiano?
— Non. Et tu lui as parlé?
— Oui, j’ai hésité d’abord. Il s'était arrêté devant l'entrée d’un immeuble du boulevard Victor Hugo. Celui dont la porte est surmontée du nom de Queen's écrit en fer forgé. Il prenait des notes dans un carnet, et un peu à l'écart se tenaient deux femmes qui attendaient qu’il ait fini. Je me suis éloigné, j’ai tourné au coin de la rue, puis je suis revenu, et comme nous nous sommes retrouvés face à face devant les grilles de l'American Church, je me suis approché et je lui ai dit: ‘Monsieur Modiano, préparez-vous une suite aux Dimanches d'août?’ Et son visage s’est soudain éclairé comme si je lui avais fait le plus beau compliment. Le plus inattendu. ‘Vous l’avez lu?’ m’a-t-il répondu avec l'air de ne pas y croire. ‘Je l’ai lu plusieurs fois’, ai-je dit, ‘et j’ai songé que personne n’avait mieux parlé de cette ville, et que personne ne connaissait mieux que vous ce quartier de fantômes!’
Et comme la nuit maintenant noyait nos visages, et que les deux femmes nous regardaient d’un peu loin, en souriant, sous l’éclairage d’un réverbère, nous avons évoqué à voix basse certaines de ces figures improbables qui hantent nos rues, parmi lesquelles combien de stars déchues qui viennent ici finir leurs jours.
Une heure plus tard, nous marchions sur le sentier du bord de mer, au Cap Ferrat. J'avais proposé à Violaine d'aller se reposer chez elle tandis que j'emmènerais Yvette à la promenade, mais elle avait insisté pour venir avec nous. Devais-je m’en plaindre?
La mer faisait le dos rond sous un ciel de printemps, émaillée de voiles blanches qui penchaient sous le vent. Le sentier sinueux, taillé dans les rochers, semblait nous conduire vers des grottes mythologiques. Si j’avais été seul, je me serais pris pour Ulysse. Mais non, je n’étais qu’un vieux voisin de palier auquel on faisait jouer quelquefois le rôle de nounou.
Yvette gambadait devant nous et, quand nous sommes arrivés à la plage de La Paloma, elle a voulu descendre sur les galets. Le vaste cabanon du restaurant étaient encore fermé mais on en avait refait la peinture, toujours d’un blanc immaculé, en prévision de la saison d’été. Les galets étaient couverts, ici et là, de varech séché sur lequel des mouettes venaient chercher pitance. Nous avons choisi un endroit où nous asseoir, pas trop loin de la rive et du ponton de bois qui attendait, lui aussi, l’arrivée des premiers touristes, et Yvette a demandé si elle pouvait mettre les pieds dans l’eau, à quoi sa mère a répondu que oui, à condition qu’elle retire sa robe et ses sandales pour ne pas les mouiller, et alors la fillette nous a offert le spectacle de son corps frêle, aux gestes gracieux en même temps que maladroits, jouant avec les irisations de la lumière.
Violaine et moi étions assis, l’un près de l’autre, et c’est alors que je l’ai entendu me dire: “Il m’est arrivé quelque chose. Il faut que je te raconte!”, à quoi j’ai répondu sottement, sans réfléchir: “Tu as rencontré un homme!
— Mais non, pas du tout, a-t-elle protesté, encore que oui, d’une certaine manière… Mais ce n’est pas ce que tu crois!
— Alors, dis-moi!
— Mon père a pris contact avec moi. Nous échangeons sur Skype depuis plusieurs semaines.
— Ton père?
— Oui, mon père! Je ne savais pas que j’avais un père! Ou, du moins, je ne savais pas que je le connaîtrais un jour. Mais il m’a retrouvée, je ne sais pas trop comment. Il m’a écrit sur la boîte aux lettres de la boutique, et depuis il est arrivé quatre fois que nous prenions rendez-vous sur Skype pour parler ainsi, assez longtemps, par écran interposé.
— Mais c’est une merveilleuse nouvelle! Un vrai conte de fée! Et qui est cet homme?
— Il s’appelle Walker Davis. Il est américain. Il vit à Atlantic City où il dirige un casino.”
(À suivre...)
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