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Articles

Le marcheur

Si, quand tu as vu arriver le train, tu n'avais pas été saisi d'effroi mais que tu avais baissé la tête, gardé tes deux mains dans les poches de ton manteau et allongé le pas, une fois de plus, le train serait passé derrière toi sans t'écraser, et tu continuerais maintenant de marcher dans la nuit.

Quand on meurt

Ludwig Wittgenstein, à l'ouverture de ses Leçons sur la croyance religieuse , cite un général autrichien qui dit à un interlocuteur: “Je penserai à vous après ma mort, si toutefois cela est possible."  Cette idée paraît bien étrange. Écartons-la pour l'instant. Ou modulons-la d'une manière qui pourra paraître plus raisonnable. Le même général aurait pu dire: "Au moment de mourir, je penserai à vous." On peut imaginer une liste qu'il consigne dans un carnet, pourquoi pas sur son téléphone, de choses qu'il devra faire quand la mort paraîtra la plus proche, si tant est qu'elle veut bien s'annoncer: de musiques qu'il pourra écouter, d'un film qu'il voudra revoir, d'un poème qu'il redira dans sa tête, et bien sûr de personnes dont il voudra se souvenir, et qui ainsi l'accompagneront dans la mort, en lui rendant le passage plus doux. Cette idée me paraît en effet plus réaliste. Je la partage assez. J'ai confiance en elle ...

Le Boléro

Catherine et Françoise étaient avec leur mère devant l'église Notre-Dame, et Catherine pleurait. Françoise s'éloignait déjà, elle disait: “Catherine chérie, ne pleure pas! Je ne veux pas que tu pleures!" Et Catherine répondait: “Mais non, voilà, c'est fini, je ne pleure plus. Et vous, dépêchez-vous! Vous allez rater l'avion!" Leur mère se tenait entre les deux, une main encore sur le poignet de Catherine, mais on voyait qu'elle devait partir avec Françoise. Le taxi était déjà là. Le chauffeur en était sorti pour prendre leurs bagages posés à leurs pieds, tandis sa voiture, arrêtée à l'angle du trottoir, gênait la circulation, et qu'il haussait les épaules pour répondre aux protestations des autres automobilistes. Elles sont donc parties, et Catherine leur faisait signe de la main, tandis que le taxi s'éloignait, mais elle pleurait encore. Et comme je me trouvais arrêté devant elle, et comme bien sûr je l'avais reconnue, je n'ai pas pu m...

L'intrigue et les figures

Les fictions romanesques (romans et cinéma) se déploient de manières différentes dans le temps de la lecture puis dans le souvenir. Quand je lis, je suis sur des rails, je me dirige du début vers la fin, et je découvre le paysage au fur et à mesure que j'avance. J'ai affaire à une succession ininterrompue d'informations, qui s'enchaînent l'une l'autre. En revanche, quand je me souviens d'une histoire que j'ai déjà lue, il n'y a plus de rails. Je n'ai plus affaire à une succession mais à une nuée d'informations. Elles gravitent toutes ensemble dans ma tête. Je propose d'appeler "intrigue" le déroulé de l'histoire, et "figures" les éléments imaginaires qui la composent. Quand on raconte une histoire, est-ce d'abord pour son intrigue, ou d'abord pour les figures qui la composent? Et le lecteur, de son côté, est-il intéressé d'abord par l'une ou par les autres pendant le temps de sa lecture, tandis qu...

Vilnius

Quand Isabelle est partie à Vilnius avec Andrès, j'ai pensé qu'elle reviendrait mariée. Andrès Baraja était plus vieux que nous. Il était doctorant en mathématiques. Il ne faisait pas partie de notre petite bande, je ne sais pas comment ils s'étaient rencontrés, mais il m'était arrivé de les apercevoir ensemble, deux ou trois fois, et aux airs qu'ils se donnaient, j'avais compris qu'Isabelle était perdue pour moi. J'en avais ressenti du dépit, sans en être étonné. J'avais été ravi qu'elle accepte de flirter avec moi. Nous avions pris plaisir à échapper à la surveillance de nos camarades comme à celle de nos parents et de nos professeurs. Mais elle avait toujours refusé que je lui tienne la main en présence des autres, ni bien sûr que je l'embrasse, et elle prenait un malin plaisir à espacer nos rendez-vous. Quand nous nous échappions, c'était presque toujours à l'improviste, parce que nous nous étions rencontrés dans un café ou à la s...

Noël

Chrétien que je suis, si j'en avais l'énergie, j'essaierais d'expliquer en quoi Noël me paraît plus important que Pâques. Quoi qu'on en dise. Tolstoï et Wittgenstein me serviraient de guides.

Lettre de Noël

Les histoires classiques obéissent à un schéma circulaire, qui veut qu'on parte d'une situation ordinaire, plutôt tranquille, avant qu'intervienne un agent perturbateur. Un problème se pose, plus ou moins grave, auquel il faut répondre, qu'on s'emploie à résoudre, puis qu'on résoud enfin, grâce à quoi le calme revient, la vie reprend son cours, et on renoue ainsi avec la situation initiale. Dans ce type d'histoire, les évènements s'enchaînent selon des rapports de cause à effet. C'est parce que le dragon se manifeste que le jeune chevalier part à sa rencontre, armé d'une lance, et c'est parce qu'il l'occit que le village retrouve la paix. Ces histoires ont un sens. Elles sont closes, comme sont clôturés les jardins, par un mur qui court d'un point au même point en en faisant le tour. Et elles sont si nombreuses à obéir à ce schéma qu'on peut se demander s'il ne faut pas y voir une représentation symbolique de l'expéri...